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ou : histoire d'âne.

Depuis longtemps il m'est arrivé d'utiliser le mot bas dans le sens de petit, faible, peu profond, vil, abject, ignoble, honteux, impur, médiocre, mesquin...et j'en passe, tant les synonymes de cet adjectif ou adverbe sont nombreux.

Je connaissais la partie basse des montagnes, la basse mer, la basse Normandie, Chartres et sa basse ville, les bas Bretons.
je commençe à avoir la vue basse, il m'arrive de rentrer chez moi la queue basse et je pense que le niveau de la télévision est devenu très bas.

j'ai vu Main basse sur la ville de Francesco Rosi (au bas mot cela me ramène à l'Ecole Normale de Chartres), je n'ai pas de bas de laine et j'ai mis tous mes livres et tableaux à bas prix. Je déteste les coups bas. C'est là que le bas blesse !
GRAVE ERREUR ! On doit écrire : le bât blesse.

Déjà qu'à 20 ans j'ai appris que le panneau derrière les camions indiquant TIR ne voulait pas dire qu'ils transportaient des armes (mais Transport Internationnal Routier) mais apprendre à 60 ans passés que ce n'est pas le bas qui blesse cela me mit plus bas que terre et m'apprit que j'étais un âne.
J'aurais dû (si elle était là Caroline G. me ferait remarquer que c'est du conditionnel passé) me souvenir du Le Très-Bas de Christian Bobin où dans le huitième chapitre (Mon frère l'âne) il écrit (p.90 de l'édition Gallimard de la collection L'un et l'autre) : " La deuxième chose que nous apprend cette histoire est que la vérité peut fort bien sortir de la bouche d'un âne, et là non plus nous ne devrions pas être étonnés... ".
Alors quelle est la vérité que dit et porte la langue ?


Je découvrais d'abord que le bât en question n'était pas un adjectif mais le nom commun masculin d'un dispositif qu'on attache sur le dos de certains animaux (un cheval ou un âne ou leur hybride femelle la mule si chargée déjà par notre langue (tête de mule, têtu comme une mule, travailler comme une mule...).
Comme pour les trains je m'aperçois qu'un mot en cache souvent un ou plusieurs autres.
Après quelques heures de recherche je sais maintenant qu'il faut faire attention de bien mettre l'avaloire, la bricole, la barre de fesses et les sous-ventrières. Il faut faire attention car mal installé, le bât peut blesser. Les amoureux de nos chers bourricots, EUX, connaissent tout sur le bât. Ils savent qu'il existe en France plusieurs types de bât selon les régions (souvent pauvres, le hasard n'existe peut-être pas : il existe un bât de l'Ariège, un bât provençal, comme il existe ailleurs un bât portugais. Ceux qui veulent être imbattables sur le bât peuvent aller ici) et savent qu'on doit le choisir non pas en fonction de son esthétique mais de la morphologie de l'âne.
Ils savent que bâter un âne ne se fait pas n'importe comment et que le bât blesse.

On trouve d'ailleurs dans la littérature (mais que ne contient-elle pas ?) des remarques succulentes. Par exemple, en 1549 Clément Marot qui on le sait n'aimait pas trop les curés ni l'église se montre une fois de plus impayable :
"Au boeuf sied mieux d'estre basté
Qu'a un asne de porter mitre.
"

On pourrait citer aussi un vieux proverbe : Qui bâte la bête la monte
(Celui qui habille une femme, qui pourvoit à sa toilette en obtient aisément les dernières faveurs !)
(le mot macho vient de l'espagnol du XIIIè siècle pour signifier "mâle")

Et La Fontaine ! ce divin La Fontaine dont on trouve beaucoup de fables où sont les ânes ( Le vieillard et l'âne, Le cheval et l'âne, le meunier, son fils et l'âne, l'Âne et ses maîtres, l'Âne vêtu de la peau du lion...) est notre maître avec sa fable qui s'appelle tout simplement Le Bât. Non seulement érotique (on sait que La Fontaine a écrit des contes libertins) mais formidable car elle a, s'agissant d'une histoire de peintre jaloux, inspiré de nombreux peintres.
A savourer sans modération. C'est moi qui souligne.


Un peintre était, qui jaloux de sa femme,
Allant aux champs, lui peignit un baudet
Sur le nombril, en guise de cachet.
Un sien confrère amoureux de la dame,
La va trouver, et l'âne efface net ;
Dieu sait comment; puis un autre en remet
Au même endroit, ainsi que l'on peut croire.
A celui-ci, par faute de mémoire,
Il mit un bât ; l'autre n'en avait point.
L'époux revient, veut s'éclaircir du point.
Voyez, mon fils, dit la bonne commère,
L'âne est témoin de ma fidélité.
- Diantre soit fait, dit l'époux en colère,
Et du témoin, et de qui l'a bâté !


Fantasme des fantasmes : peindre un âne sur le sexe d'une femme !
Comme De Hooghe, ou De Hooch en 1685, assez timide et Jean Honoré Fragonard vers entre 1765 et 1777, visible à Paris au Petit palais, au dessin (lavis) plus direct (détail joint) :
Comme aussi Charles Eisen, peintre et graveur français, qui en fit deux gravures sur cuivre en 1762 :
Mais comme surtout, celui que je préfère : Pierre Subleyras (né le 25 novembre 1699 à Saint-Gilles-du-Gard et décédé à Rome le 28 mai 1749) qui n'y va pas de main morte dans sa toile peinte entre 1732 et 1734 et dont une variante est au musée de l'Hermitage à Saint Petersbourg. Voyons celà de près.
Il a à son pied le modèle peint par le mari qu'il avait pris soin de recopier pour ne pas l'oublier :
et il s'apprête à le recopier très concentré sur son support et il ne sait pas encore qu'il va se tromper (lui même ayant trompé son confrère) en rajoutant un bât (sans doute sous le coup de sa récente jouissance) :
..
J'aimerais pouvoir contempler ce petit tableau (Il ne fait que 31 cm de haut sur 24 cm de large).
il garde un secret qui m'excite autant qu'il m'intrigue :
Pourquoi la lettre A derrière ?
Que signifie-t-elle ?
..
L'orthographe aussi raconte l'histoire du bât : le bast du XIIIè siècle ne vient pas de bâton mais du latin vulgaire bastum " ce qui porte " (substantif verbal de bastare " porter ") et qui est sans doute emprunté au grec ancien. Plus tard c'est classique : le s du bast a été remplacé par l'accent circonflexe.
Car le mot bat existe aussi sans accent circonflexe. Par exemple on peut dire, même si c'est inusité, qu'un poisson a 50 cm de bat ((longueur de l'oeil au bout de la queue).
Mais arrêtons la fête qui bat son plein (entre la fable et le tableau il y a bien une histoire de queue), car vous l'avez deviné, c'est l'heure où il me faut maintenant signer le BAT.

Vous m'avez cru ? Vous avez eu tort et raison. On peut voir un A, mais ce n'est que le haut d'un chevalet. La Fontaine l'avait pourtant précisé : Il s'agit d'un confrère du peintre.
La scène se passe dans un atelier ! Suivre un peintre dans son atelier n'est jamais insignifiant. Tout peut y arriver.
Le chef-d'oeuvre inconnu
de Balzac, la Belle noiseuse de Rivette...
Faites de beaux rêves... Il n'y a que le bât qui blesse.