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Dimanche 22 avril 2007 | jour précédent | jour suivant | retour au menu |
Emma Bovary encore une fois (no2) ou : Comme par prémonition...du plaisir à venir Ce qui m'a étonné et fait jouir à tel point, lors de cette relecture (sans doute la dernière si je considère que j'ai lu Madame Bovary 3 fois en 57 ans, soit en moyenne une fois tous les 20 ans, et que je ne ferai pas sans doute pas comme Henry Miller de virage à 80), ce sont la langue, le vocabulaire et le style de cette écriture qui m'ont donné au sens propre un véritable plaisir du texte (publié lui aussi en 1973, qui restera pour moi l'année de l'agrégation et de mon installation à San-Francisco 4 mois plus tard). C'est en fait plus exactement une histoire de figures de style concernant les images, les comparaisons et les métaphores. Je ne sais pourquoi mais dès le début de ma relecture, comme par prémonition d'un plaisir à venir, un crayon à papier à la main, je me suis mis à souligner systématiquement dans toutes les phrases où il y était, l'adverbe comme. Quels ne furent pas le plaisir et les surprises ! J'ai quasiment dévoré le livre, enjambant les phrases en réglant ma foulée sur les comme... Dans la langue française, les utilisations et valeurs possibles de l'adverbe comme sont très nombreuses, et après recherche sur le célèbre site du Centre Flaubert de L'Université de Rouen (où Berlol va chercher pour notre plaisir les brouillons des pages manuscrites qu'il travaille en ce moment), et sur le site de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU), j'ai pu vérifier et recompter, une fois rentré à Thiron-Gardais, qu'il y avait 667 fois l'adverbe comme dans Madame Bovary. (Ce qui m'a pris un certain temps car sur le site d'ABU ils limitent les occurrences à une centaine par recherche). Ce sont les comparaisons que Flaubert invente qui m'intéressent, parfois m'enthousiasment, parfois m'insupportent. Quelques-unes lui permettent de faire des portraits avec un humour et une férocité qui me font penser parfois à Saint-Simon. D'autres laissent me laissent perplexe ou sceptique, semblent faciles ou téléphonées. À chacun de se faire son idée : - Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. -C'était une de ces coiffure d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. -Quoiqu'elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un printemps, certes madame Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. -Il se sentit triste comme une maison démeublée - ... le coeur plein des félicités de la nuit, l'esprit tranquille, la chair contente, il s'en allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des truffes qu'ils digèrent. - ... quelquefois, il lui donnait sur les joues de gros baisers à pleine bouche, ou c'étaient de petits baisers à la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusqu'à l'épaule ; et elle le repoussait, à demi souriante et ennuyée, comme on fait à un enfant qui se pend après vous. - La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d'émotion, de rire ou de rêverie. - Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l'ombre à tous les coins de son coeur. - Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l'horizon. - ... et cette idée d'avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. - Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents ; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient. - Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l'immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et l'on s'assoupit dans cet enivrement sans même s'inquiéter de l'horizon que l'on n'aperçoit pas. - Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentit molle et tout abandonnée, comme un duvet d'oiseau qui tournoie dans la tempête ;... - ...et ses prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait. - Pauvre petite femme ! Ça bâille après l'amour, comme une carpe après l'eau sur une table de cuisine. - Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son coeur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. - Elle se répétait : " J'ai un amant ! un amant ! " se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. - ...si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l'eau d'un fleuve qui s'absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. - ... ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées,... - ...et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. - Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. - , une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire. - ...et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s'abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur. - Quelque chose de stupéfiant comme une vapeur d'opium l'engourdissait. - Ainsi vu d'en haut, le paysage tout entier avait l'air immobile comme une peinture... - Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en silence contre une falaise. - Souvent, en la regardant, il lui semblait que son âme, s'échappant vers elle, se répandait comme une onde sur le contour de sa tête, et descendait entraînée dans la blancheur de sa poitrine. - Cela lui descendait au fond de l'âme comme un tourbillon dans un abîme,... - Emma s'embarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui tintaient comme si des pièces d'or, s'éventrant de leurs sacs, eussent sonné tout autour d'elle sur le parquet. - Il s'efforçait même à ne pas la chérir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes. - Du reste c'est convenu, je ne lanterne pas, je suis rond comme une pomme. - ...et peu à peu les figures de la foule, les masques, les quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes, tout disparaissait comme des brumes emportées. - Alors l'indignation la prit, à voir cette grosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces pages où son coeur avait battu. - On sortait des vêpres ; la foule s'écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches d'un pont - ... il se frottait l'estomac à deux mains, tandis qu'il poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamé. - Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule;... - ...la poussière blonde s'envolait de son outil, comme une aigrette d'étincelles sous les fers d'un cheval au galop :... - Alors, emportée dans ses souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, ... - Tout à coup elle se frappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans l'âme. - Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme, comme l'eau d'un orage dans un calice bleu. - Tout ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. - Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme ; ... - Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre. - Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d'elle au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses. - ...ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s'éteignent... - Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son coeur, comme au contrecoup d'une ruine qui tombe. - ...alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche. - Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme un clair de lune. Cette cinquantaine d'exemples montre à quel point Flaubert a du mal à maîtriser ses comme et à ne pas se perdre dans ses métaphores, à ne pas tomber dans le lyrisme ou le vulgaire. Très conscient d'être en permanence sur une corde raide, il s'en plaint dans plusieurs lettres : - À Louise Colet. 20 mars 1852 : « Toute la valeur de mon livre, s'il en a une, sera d'avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une analyse narrative). » - À Louise Colet. 26 juillet 1852 : « Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. » - À Louise Colet. 22 novembre 1852 : « L'enchaînement des sentiments me donne un mal de chien, et tout dépend de là dans ce roman. ; car je maintiens qu'on peut tout aussi bien amuser avec des idées qu'avec des faits, mais il faut pour ça qu'elles découlent l'une de l'autre comme de cascade en cascade, et qu'elles entraînent ainsi le lecteur au milieu du frémissement des phrases et du bouillonnement des métaphores. » - À Louise Colet. 17 décembre 1852 : « Je suis gêné par le sens métaphorique qui décidément me domine trop. Je suis dévoré de comparaisons, comme on l'est de poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser ; mes phrases en grouillent. » - À Louise Colet. 16 avril 1853 : « Ce livre me tue ; je n'en ferai plus de pareils. Les difficultés d'exécution sont telles que j'en perds la tête dans des moments. On ne m'y reprendra plus, à écrire des choses bourgeoises. La fétidité du fonds me fait mal au coeur. » -À Louise Colet. 23 janvier 1854. : « J'ai passé deux exécrables journées, samedi et hier. Il m'a été impossible d'écrire une ligne. Ce que j'ai juré, gâché de papier et trépigné de rage, est impossible à savoir. J'avais à faire un passage psychologico-nerveux des plus déliés, et je me perdais continuellement dans les métaphores, au lieu de préciser les faits. Ce livre, qui n'est qu'en style, a pour danger continuel le style même. La phrase me grise et je perds de vue l'idée. » On peut comprendre l'étendue du travail de Flaubert en lisant sur le site de Rouen, l' histoire de la disparition / suppression de deux comparaisons, après nombreuses tentatives et biffures, celle concernant le visage de Charles (les longs poils fins qui veloutaient ses joues comme une moisissure blonde) et celle des rires-oiseaux (cette comparaison-métaphore des oiseaux a été entièrement récrite sept fois, pour être finalement totalement abandonnée.) On peut comprendre alors, même si on n'est pas d'accord, les réserves de Proust sur Flaubert. On peut lire en effet dans À propos du " style " de Flaubert" : " Ce n'est pas que j'aime entre tous les livres de Flaubert, ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d'éternité au style, et il n'y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu'elles ne s'élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants." (et de donner à la suite plusieurs exemples). Mais il faut lire le texte en entier, qui n'est pas très très long, car Proust sait bien aussi l'originalité et le génie de Flaubert. C'est d'ailleurs lui qui formule pour moi exactement le plaisir que j'éprouve à lire Flaubert : "Mais enfin la métaphore n'est pas tout le style. Et il n'est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu'elles sont sans précédent dans la littérature." Ce que Flaubert disait lui-même autrement dans sa lettre du 22 novembre 1852, en parlant " de cascade en cascade " |