mercredi 26 septembre 2007 jour précédent jour suivant retour au menu
Le silence des sirènes de Kafka(no2)
(suite la création de Jacques Lenot)(voir jour précédent)

Le silence des sirènes est un court texte écrit par Kafka au début de l'année 1918 alors qu'il habite depuis l'année précédente chez sa soeur Ottla à la ferme de sirem. Ce texte fait un peu plus d'une page dans l'édition de la Pléiade et et souvent classé ou associé à d'autres textes courts et " énigmatiques " de kafka Confusion ordinaire, La vérité sur Sancho Panza et Prométhée.
Pour comprendre pourquoi ce court texte a intéressé beaucoup de gens, et que son titre est souvent utilisé et sert de référence, voire de clin d'oeil, de mot de passe, de non-dit complice, ou de prétexte stimulant (comme pour Jacques Lenot) (chorégraphie de Daniel Dobbels (1984), spectacle de Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret Fantaisies-Kafka présenté à la MC 93 de Bobigny en janvier 1993 avec onze caprices musicaux de Philippe Hersant dont un intitulé le silence des sirènes, repris plus tard en concert à Saint-Nazaire, le livre de Jean-Michel Rabaté (Ce qu'aurait montré le silence des sirènes éditions du Lérot, 1991), Pascal Quignard, Juan José Saer, Georges-Arthur Goldschmidt ... j'en passe, la liste est très longue...) il faut bien sûr revenir au point de départ, c'est-à-dire l'épisode du chant des sirènes dans l'Odyssée d'Homère.

Il est très connu et je le résumerai donc à l'extrême :
" Les sirènes, femmes au corps d'oiseau et au chant ensorcelant, attiraient les marins vers les rochers. Ulysse, prévenu de ce danger par Circé, ordonna à ses marins de se boucher les oreilles de cire, de l'attacher au mât et de ne le détacher sous aucun prétexte. Ainsi il put entendre le chant des sirènes sans mener son équipage vers une mort certaine."
Pour ceux qui veulent les détails, ou se rafraîchir la mémoire, aller sur le site incroyable où l'on trouve en ligne l'intégralité de l'Odyssée dans la plupart des traductions qui ont été faites. Celle que je possède est celle de Bérard qui date de 1929 et est celle de Gallimard, collection Folio classique. Ce site représente un vrai travail de ...romains !
L'épisode des sirènes est le chant XII.
A noter aussi l'incroyable site Hodoi Elektronikai (Louvain) avec une version hypertexte Rappelons d'abord et quand même, que malgré ses consignes, Ulysse a failli échouer :
" Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le coeur du désir d'écouter. Je fronçais les sourcils pour donner à mes gens l'ordre de me défaire. Mais tandis que, courbés sur la rame, ils tiraient, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer mes liens et mettre un tour de plus." Merci les copains !
Les illustrations ont inspiré de tous temps les artistes qui ont essayé, avec plus ou moins de bonheur de " représenter la scène " ou de la figurer.
En voilà quelques-unes que j'aime bien pour des raisons diverses et personnelles :
- le stamnos en céramique de l'époque classique (V siècle avant J.C.), que j'ai vu il y a très longtemps au british Museum de Londres,
- La plaque en terre cuite qui est au Musée du Louvre et que l'on trouve dans tous les sens sur Internet, cassée, restaurée, en couleur ou non...
- L'impressionnante mosaïque romaine de Dougga longue de 3,5 mètres, site romain tunisien exceptionnel classé au Patrimoine mondial de l'humanité il y a dix ans, soit 30 ans après que j'y sois allé. Cette mosaïque est au formidable Musée National du Bardo à Tunis, dans la salle XI, celle réservée aux mosaïques trouvées à Dougga...
Avec leurs incroyables sirènes, femmes-oiseaux, vraies " dames-oiselles " avec ailes et pattes d'oiseaux si impressionnantes...
- Le tableau incroyable de John William Waterhouse peint en 1891 et que j'ai vu à la National Galery de Melbourne :
Pourquoi en vieillissant j'aime de plus en plus les préraphaélites, je me le demande bien. Peut-être leur côté excessif, exarcerbé, leur côté " ne nous retenons plus et allons-y carrément sans complexe..."

Deux dernières choses à remarquer :
1- Chez Homère, on parle de deux sirènes. Dans les représentations on en trouve plus tard souvent trois (dans ce cas, comme sur la mosaïque, une chante, et les deux autres jouent de la flûte et de la lyre), sans parler des sept chez Waterhouse !
2- Il n'y a pas qu'Ulysse qui soit sorti vainqueur de cette épreuve, il y a eu aussi Orphée, celui de la Toison d'or, qui s'en était tiré en couvrant leur chant avec le sien accompagné de sa lyre. (soit en finalement en se débrouillant de ne pas l'entendre, ne pas focaliser dessus, en se concentrant sur autre chose.
Cet épisode étant raconté entre autre par Sénèque dans Médée : " Et quand les terribles créatures charmèrent de leur voix harmonieuse la mer d'Ausonie, le Thrace Orphée chanta sur la lyre de Piérie et peu s'en fallut qu'il ne força la Sirène qui retient d'ordinaire les vaisseaux par son chant à suivre celui-là."
C'est presque même l'arroseur arrosé puisque ce sont les sirènes qui ont là failli craquer et suivre Orphée !.
Cette version est à noter, car c'est la solution qu'à prise Joyce dans son Ulysse. Chez lui l'épisode correspondant est le chapitre XI, qui s'intitule bien sûr les Sirènes (traduction de Tiphaine Samoyault dans la dernière édition de chez Gallimard, dont nous avons parlé plusieurs fois, dans une traduction dirigée par Jacques Aubert).
Chapitre exceptionnel de virtuosité, et sur lequel personne à mes yeux n'a pas être aussi brillantissime que Mary Mac Loughlin dans son essai exceptionnel Joyce et les sirènes que je vous donne à télécharger (pdf) pour ceux qui veulent sentir passer le vent de l'intelligence et stimuler autant leurs neurones que leur imagination. Une leçon aussi sur le génie de Joyce et de son écriture, aussi du pouvoir de la littérature.
Cet épisode homérien n'est pas sans intérêt, même aujourd'hui, à divers titres il pose des questions délicates :
-1 Qu'est-ce qui peut pousser un homme, même averti, à désirer quelque chose, sachant même qu'il risque sa vie, qu'il ne reverra plus sa femme sa famille ses amis son pays...?
-2 Où se niche la force (d'où provient-elle) d'un tel désir ?
-3 Qu'est-ce que cet irresistible-là ?
-4 Qu'avait donc le chant des sirènes pour être si irresistible voire mortel ?
(sur cette question je conseille pour ceux qui aiment la psychanalyse de lire sur le site lacanien connu un texte très intéressant sur le pouvoir de la voix intitulé La Voix de Sirène. D'une incarnation habituelle de la voix maternelle et qui bien sûr commente et interprète en long, en large et en travers, l'épisode homérien...Très intéressant je répète, si on le lit en entier bien sûr.

Et kafka ? Oui et Kafka alors ?
Et bien Kafka dans son court texte, comme d'habitude, dynamite les choses et propose une version totalement nouvelle.
Il commence par se moquer un peu d'Ulysse, version Homère : (traduction de Marthe Robert, meilleure que celle de Vialatte) :
"Comme preuve que des moyens insuffisants, puérils même, peuvent servir de salut :
Pour se préserver des Sirènes, Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât. Tous les voyageurs, sauf ceux que les Sirènes attiraient de loin auraient pu depuis longtemps faire de même, mais le monde savait que cela ne pouvait être d'aucun secours. La voix des Sirènes perçait tout et la passion des hommes séduits eût fait éclater des choses plus solides que les chaînes et un mat. Mais bien qu'il en eût peut-être entendu parler, Ulysse n'y pensait pas. Il se fiait absolument à sa poignée de cire et à son paquet de chaînes, et tout à le joie innocente que lui procuraient ses petits expédients, il alla au-devant des Sirènes.
"
L'air de dire, le truc de la cire et se faire enchaîner au mât, ça marchait pas...Tout le monde le sait...personne ne peut y croire.
Ben alors ? Et bien Kafka ne nous fait pas languir, il nous lâche, dès le paragraphe suivant, le morceau :
" Or, les Sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c'est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu'un ait pu échapper à leur chant, mais sûrement pas à leur silence. Au sentiment de les avoir vaincues par sa propre force et à l'orgueil violent qui en résulte, rien de terrestre ne saurait résister. "
Ben ça alors ! Pas possible !
Si si, et Kafka nous dit (sa) vérité sans hésiter (Et de fait,...):
" Et de fait, quand Ulysse arriva, les puissantes Sirènes cessèrent de chanter, soit qu'elles crussent que le silence seul pouvait venir à bout d'un pareil adversaire, soit que la vue de la félicité peinte sur le visage d'Ulysse leur fît oublier tout leur chant."
En fait les sirènes n'auraient donc pas chanté ? Pas le temps de réfléchir, Kafka nous prend de nouveau à contrepied :
" Mais Ulysse, si l'on peut s'exprimer ainsi, n'entendit pas leur silence ; il crut qu'elles chantaient et que lui seul était préservé de les entendre ; il vit d'abord distraitement la courbe de leur cou, leur souffle profond, leurs yeux pleins de larmes, leur bouche entrouverte, mais il crut que tout cela faisait partie des airs qui se perdaient autour de lui. Mais bientôt tout glissa devant son regard perdu au loin ; les Sirènes disparurent littéralement devant sa fermeté, et c'est précisément lorsqu'il fut le plus près d'elles qu'il ignora leur existence.""
Les sirènes n'ont pas chanté mais Ulysse a cru qu'elles chantaient !
Au passage, la traduction de Vialatte donne pour les mêmes lignes :
" Et de fait quand Ulysse vint, les puissantes chanteuses ne chantèrent pas, soit qu'elles crussent que le seul silence pouvait venir à bout d'un semblable adversaire, soit que l'aspect de la félicité qui se peignait sur le visage du héros, qui ne pensait qu'à sa cire et à ses chaînes, leur fît oublier tout leur chant. Mais Ulysse, pour ainsi dire, n'entendit même pas leur silence, il crut qu'elles chantaient et qu'il était le seul qui fût préservé de les entendre. Il aperçut d'abord leurs cous qui ondulaient, leurs poitrines qui soupiraient, leurs yeux pleins de larmes et leurs bouches entrouvertes, mais il pensa que tout cela faisait partie de la mimique des chansons qu'il n'entendait pas. "
On comprend que certains n'aiment pas trop, et trouvent qu'il délayait un peu trop...
Kafka dépasse Ulysse comme héros traditionnel et le modernise en devenant carrément machiavélique. Il termine en renversant de nouveau la situation :
" Peut-être, encore que la chose passe l'entendement humain, peut-être a-t-il réellement vu que les Sirènes se taisaient et n'a-t-il fait que simuler, pour leur opposer, et aux dieux, l'attitude que nous avons dite, comme une sorte de bouclier." (trad. Vialatte).
C'est tout Kafka : Il sort de son texte quelque chose d'indécidable. On peut le commenter sans fin et patauger !

Comme dit Georges-Arthur Goldschmidt dans Celui qu'on cherche habite juste à côté, Lecture de kafka :
" Mais Kafka est ailleurs, à savoir en chaque lecteur, il appartient à celui qui le lit, et on ne peut apprendre à lire Kafka qu'en lisant Kafka "
Comme dit Juan José Saer dans Lignes du Quichotte :
" Don Quichotte, comme nous tous, est parti sur les chemins en essayant d'échapper non au chant envoûtant et prometteur des sirènes mais à leur silence. Nous aussi nous aimerions bien trouver quelque chose qui aille au-delà de ce silence, mais de toute évidence, nous avons oublié, peut-être pour toujours, notre capacité à forger le pacte symbolique qui nous permettrait de rompre ce silence, qui est universel, même si quelques uns, au prétexte d'avoir entendu le chant qui désormais n'est en réalité que légende, font de cette connaissance supposée la justification, invérifiable à tout point de vue, de leur instinct de domination. Désormais, tant que dureront la mer, l'air et les étoiles, nous continuerons à vivre dans le silence des sirènes, nous débattant dans la réalité matérielle brute, pataugeant dans le marais de l'empirique. La seule lucidité qui nous soit permise consiste à reconnaître que, comme le personnage de Kafka, symboliquement nous avons perdu. Par contre, Don Quichotte, lui, a gagné ".
Comme dit Joyce dans Ulysse dans le chapitre des sirènes :
" C'est dans le silence qui suit qu'on sent qu'on entend. Vibrations. L'air maintenant silencieux." (p.346)
À bon entendeur, Silence !