|
Mercredi 28 novembre 2007 | jour précédent | jour suivant | retour au menu |
Il y a deux trucs chez Pierre Bergounioux en 1991 dans son 2ème Carnet de notes (Verdier, 2007) (bergounienne no 17). Tous les lecteurs de Pierre Bergounioux savent, et toutes les critiques en ont un jour ou l'autre relevé le fait, que les mots qu'il emploie sont choisis, précis, techniques, labourés, laminés, coupants, passés au tour ou sur l'enclume, qu'ils peuvent être rares, précieux, collectionnés, épinglés comme des insectes, qu'ils peuvent sortir des oubliettes, chargés de toute l' histoire dont ils sont le réceptacle... Quand on sait comment s'écrit un livre chez Bergounioux,( un livre n'est chez lui que ce qui résiste et reste malgré tout, malgré lui-même dirais-je , debout, sur les ruines d'un combat sans merci, comme un morceau de lave refroidie, dont le reste aussitôt sorti est retourné au socle des origines), on n'est pas surpris d'y trouver une langue et toutes ses richesses. Fermons les yeux, sur les simples d'esprit qui disent, devant ce qu'ils appellent une richesse de vocabulaire, que c'est bien normal pour un prof de français... semblant ignorer que ce n'est pas à l'école qu'on apprend les mots, mais simplement les règles du jeu qui font qu'ils peuvent servir à parler, à communiquer, à donner et chercher le sens de la vie, à être au monde tout simplement. Ces mêmes blasés ne connaissent ou ne fréquentent sans doute pas non plus beaucoup de profs de français, pour croire qu'ils ont tous du " vocabulaire". Car les mots ne s'apprennent pas à l'école mais dans les livres, dans les champs, dans la rue, dans la vie tout court. C'est pourquoi, quand on tombe chez Bergounioux , presque deux fois de suite sur le mot truc, on n'en croit pas ses yeux. Pierre Bergounioux se relâcherait-il à partir de 1991 ? va t-il passer maintenant au machin, chose,...On relit, et y'a pas d'erreur, il a bien écrit truc : - Lundi 15 juillet 1991 : "[...]Après les cinq pièces d'hier, je ne confectionnerai qu'un seul truc de la journée, un rhinocéros classique dont les ceintures scapulaire et pelvienne sont tirées de deux porte-rancher[...](p.65) - Vendredi 26 juillet 1991 : "[...]passe à l'étage de la petite grange récupérer un bout de timon, le coupe, le rabote - le bois, très vieux, très sombre, richement veiné, est magnifique -, le perce et y plante le truc.[...]" (p.70). Bergounioux qui confectionne et plante des trucs ! on aura tout vu ! Mais non, comme toujours chez Bergounioux, rien n'est simple (même si parfois un long travail débouche sur l'énonciation d'une évidence, qui à partir du moment où elle est écrite, devient on ne peut plus simple). 1- D'abord, je rappelle que ces trucs ne sont que dans les Carnets, et qu'à ma connaissance, jusqu'ici en tout cas , je n'en ai trouvé qu'une fois, dans le dernier livre, l'Empreinte (p.11) ( "On n'y allait jamais ou alors c'était contraint et forcé, pour des trucs embêtants, récupérer des documents administratifs, passer des examens.") Cela prouve de la différence entre les Carnets et le reste de l'oeuvre, et qui à mes yeux, ne leur donne que plus de valeur. Je suis de ceux qui pensent que les Carnets sont passionnants et indispensables pour connaître l'oeuvre, sa gestation, d'où elle vient, quelle en est sa raison d'être... ce qui m'a fait dire qu'ils sont même " la colonne vertébrale" de Bergounioux, le preuve et la trace qu'il a résisté, qu'il est vivant, qu'il s'est battu, même sachant, au fond, que le combat est inégal. Bergounioux, à mon avis, n'aurait pas tenu le coup sans écrire ces Carnets, nécessaires, indispensables, vitaux. L'écriture des carnets et celle des autres livres n'est pas la même, ne résulte pas du même combat. Dans les Carnets, on a Bergounioux, l'homme, dans son cadre, sa vie professionnelle et familiale, sa vie sociale (qui tourne certes souvent autour du livre: relations critiques, revues, radio, colloques, interviews...) mais aussi dans son atelier (de sculpture et d'écriture...), ce qui permet de voir le travail en train de se faire (et se défaire). Ceux qui n'y voient qu'une suite de bulletins météos, de tableaux de chasse, n'ont rien compris. Les livres de Bergounioux lui échappent, du début à la fin. Ils ne font que s'écrire à travers lui. Ce n'est pas le cas des Carnets. C'est pour cela que dedans, il peut écrire truc. Dans les Carnets Bergounioux ne lutte pas contre/pour une nouvelle " affaire " comme il dit. Ils ne sont pas à réécrire. Il ne s'y joue pas la lutte, mot à mot, comme pour ses livres. Ils permettent, en les publiant, contrairement à un des écrivains de sa vie, Faulkner, de ne pas prétendre à disparaître derrière son oeuvre. Ils permettent que les arbres ne cachent pas la forêt. Les Carnets ne sont qu'alluvions quaternaires et sédiments actuels, à l'échelle d'une courte vie certes, mais où, au fil du temps s'ouvrent comme autant d'affleurements, qui se feront livres, les fenêtres ancestrales du socle primaire. Les Carnets ne sont finalement que la couverture de toute l'histoire. Une autre manière d'appréhender l'œuvre de Bergounioux (j'en ai déjà donné une dans la bergounienne no 15), est de la considérer comme un exercice de reconstitution géologique : repérer les différentes couches, plissements, étapes, discordances, failles, à l'aide de relévés, notes, échantillons, forages, puits, ondes sismiques, catastrophes naturelles, afin d'essayer de trouver l'ordre dans le désordre apparent, comprendre comment à partir du magma originel, on en est arrivé là. L'avenir n'a pas d'importance : la mort pour l'individu, l'effondrement, dans 4 milliards d'années, pour le système et son étoile. Dans les Carnets, il pratique la datation absolue, dans le reste de son oeuvre, la datation est relative. Bergounioux ne se bat pas dans ses Carnets. À la rigueur, ils ne demandent qu'assiduité, tenacité, discipline, dont Bergounioux, c'est le moins qu'on puisse dire, est bien doté. Il n'y a donc que dans les Carnets qu'il peut laisser venir des trucs et les laisser. 2- Le mot truc existe bien. Il est dans le dictionnaire. ce n'est pas une invention de Bergounioux Alors pourquoi en faire toute une histoire ? Il est simple à comprendre et à apprendre pour qui ne le connaît pas, et qui plus est d'utilisation facile. Le truc est facile à piger, bien que le mot est plus riche donc vieux (XIIIème siècle) que ce que cache sa familiarité d'ajourd'hui : a- " Façon d'agir qui requiert de l'habileté, de l'adresse."(on trouvera bien un truc pour y entrer...) b- " Moyen caché, dispositif, manipulation discrète qui permet de réussir un tour d'adresse, de créer une illusion. Synon. secret" (le truc d'un tour de carte ou de magie...) c-" Ce qu'on ne veut ou ne peut nommer; en partic., chose ou personne dont on ignore ou dont on a oublié le nom. Synon. pop., fam. bidule, chose, machin "(c'est quoi ce truc là, se dire des trucs désagréables...) d- "Quelque chose où je suis/je ne suis pas (il est/il n'est pas, etc.) à l'aise."(c'est pas mon truc...) On a donc, soyons clair, tout à fait le droit d'employer le mot truc, et il peut l'être à bon escient. Il n'y a donc aucun reproche de ma part. 3-De quelle manière, dans quel sens, Pierre Bergounioux utilise t-il le mot truc dans les Carnets en 1991 ? Et c'est là qu'on est surpris et que l'on va découvrir qu'il ne s'agit ni d'une familiarité, ni d'une faiblesse d'écriture, dues à on ne sait quel relâchement vacancier. En effet, les deux fois où il utilise le mot truc, ce n'est pas n'importe quand ni n'importe où : - Il est en vacances, aux Bordes, lieu traditionnel des vacances familiales, bien que cette année-là, c'est la première fois, qu'il y est descendu (le dimanche 7 juillet, p.61) seul avec sa femme Cathy. - Il ferraille, soude, coupe, sculpte, comme à son habitude, des morceaux de récupération, " pièces métalliques originales, suggestives " (p.65), qu'il détourne, qu'il réagence, et assemble en masques, animaux, " figures " variées... - Ce sont, comme il dit, des jours où il est " empoigné " par une fureur métallique (p.66). Que fait-il ? Selon ses mots : . fabrique une copie de reliquaire bakota, à face lamellée (p.64) . monte une abstraction faite d'un soc brisé(p.64) . confectionne un seul truc de la journée, un rhinocéros classique (p.65) . prépare un poisson carnassier -brochet-barracuda-(p.65) . polit un fragment de bronze, tiré d'un palier de camion (p.65) . perfectionne des figures (p.65) . parle ensuite des " deux seuls objets un peu originaux "(p.65) . ajoute un corps à la tête de brochet soudée hier (p.65) . décape le grand socle de fonte coulé par Lhuillier cadet (p.66) . griffonne des projets de soudure (p.66) . convertit un soc en truite bondissante (p.68) . répare une figure cruelle - le bourreau - que Cathy m'a rapportée parce que le point de soudure joignant les jambes a cédé (p.68) . ébauche un poisson avec une pièce de machine agricole(p.69) . soude un sanglier à partir de chutes obliques d'IPN (p.70) . termine une tête ébauchée depuis longtemps, dont l'achèvement s'impose soudain à l'évidence. (p.70) Il décrit les modifications faites et prépare le socle. C'est là qu'il écrit : le perce et y plante le truc. Le truc, c'est la tête. Mais on comprend une chose : JAMAIS Bergounioux n'utilise le mot sculpture, sculpter... Cette activité-là, ce sont les autres, qui disent qu'elle est sculpture. Bergounioux sculpteur, ce sont les autres qui disent qu'il est sculpteur. Les deux fois où Bergounioux emploie le mot truc c'est pour signifier qu'il est en train de travailler sur ses bouts de ferrailles. Bergounioux ne se reconnaît pas, ne se prétend pas sculpteur. À la rigueur il se décrit soudeur. Ce qu'ils appellent sculpture, Bergounioux appelle ça un truc. Ce ne sont pour lui que poisson, tête, figure, rhinocéros, sanglier, corps, fragment de bronze, soc, projet de soudure...On voit la nuance très importante. |
4- Je vous donne donc le truc : .a- Quand Pierre Bergounioux écrit un livre, il ne dit jamais qu'il écrit un livre (on a compris pourquoi, tout simplement parce qu'il n'écrit pas un livre). Il est embarqué dans une affaire , pour ne pas dire une bagarre, une lutte sans merci, décrite tout au long des Carnets. .b- Quand Pierre Bergounioux est en train de faire une sculpture, il ne dit jamais qu'il sculpte (on comprend pourquoi, quand on a lu La Casse, par exemple. Je pense en effet comme lui, qu'il ne fait pas des sculptures.). Il est en train de souder un truc. 5- Conclusion : Quand Pierre Bergounioux écrit truc, ce n'est pas bidule, chose ou machin. C'est même tout le contraire de rien du tout ou n'importe quoi, en tout cas ce n'est pas rien. Et comme d'habitude chez lui, ce n'est pas un hasard, et c'est tout le contraire d'une faiblesse ou d'une familiarité. Quand il emploie le mot truc pour indiquer une sculpture ou une partie (un travail de soudure) en cours de réalisation, c'est donc un véritable manifeste, de sa posture devant cette activité. Restent les trucs de l'empreinte. |