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Journée blanche ou l'enterrement à Nogent. Il faisait beau et légèrement frais au cimetière de Nogent-Le-Rotrou, et c'était la première fois, depuis qu'il s'était installé
dans cette région, qu'il y mettait les pieds.
Depuis quelque temps il était allé à plusieurs enterrements et celui-là était le quatrième depuis mars. Il se demandait si c'était lié à son âge ou simplement au hasard. D'une manière générale, sans pouvoir dire qu'il aimait ce genre de cérémonie, il allait en général aux enterrements des gens qu'il avait connus, même lorsqu'il ne s'agissait pas de la famille ou d'amis proches. Il disait que c'était trop triste de partir tout seul, que toute personne valait bien un au-revoir, et qu'il allait aux enterrements pour réfléchir sur son propre avenir. Il pensait, le mort étant mort, que l'enterrement était une affaire de vivants, et savait que quand il arrivait qu'il y pleure, il ne pleurait en fait que sa propre mort, et disait en plaisantant, qu'on n'était jamais si bien servi que par soi-même, et que c'était une bonne occasion pour remettre les choses à leur place. Aujourd'hui, ce n'était pas l'enterrement à Ornans
que Courbet avait peint à l'âge de
33 ans, et qui avait
déclanché tant de violentes critiques ("Ce n'est pas la restauration du laid, c'est la poursuite et la recherche de l'ignoble" ,
"C'est à vous dégoûter d'être enterré à Ornans !" ,
"d'ignobles caricatures inspirant le dégoût et provoquant le rire" , "Le Watteau du laid" ...)
L'enterrement auquel il avait tenu à assister ce matin-là avec son amie S. était particulier (ne le sont-ils pas tous ?).
Monsieur L. était mort le premier novembre auprès de son ami Roger D. À 97 ans, il avait l'âge de partir, n'avait pas peur, ne s'était rendu compte de rien et n'avait pas souffert. Il ne croyait pas en Dieu mais dans un au-delà qu'il avait inventé où il mettait toutes ses idées humanistes comme dans une boite à garder pour le futur. Il considérait que la mort lui permettrait de retrouver Yvonne, sa femme, qu'il avait tant aimée, et espérait que ses livres seraient ce qu'il resterait de lui. Sa petite fille s'était adressée à lui en l'appelant "Pépé" pour rappeler des souvenirs d'enfance émouvants car simples,
comme par exemple qu'il se levait chaque jour à 4 heures du matin pour écrire,
jusqu'à l'heure où elle se levait et qu'ils partageaient leur petit déjeuner. Car Monsieur L. était écrivain et n'avait jamais cessé de croire en
l'écriture et en son pouvoir, ce qui expliquait une de ses préoccupations majeures : que ses livres restent et puissent être lus. Comme toujours, ce serait le temps qui déciderait. "Et la large surface vernie s'enfonça lentement, occupant tout le rectangle comme un ascenseur dans sa cage." (François Bon, L'enterrement, Folio, p.142) . Ils partirent son amie et lui, doucement sans rien dire. Il étreignit juste un court instant Roger qui souffrait et avait du mal à retenir ses larmes. Ils se dépéchèrent de sortir du cimetière pour se réfugier dans la fumée d'une cigarette. Il pensa, comme il était écrit sur la couverture de ce livre, qu'un enterrement est en effet une journée blanche. Monsieur L. était bien mort, et ce n'était pas un poisson d'avril ! Il sourit à l'idée que Monsieur L. aurait bien rigolé de voir des photos de son enterrement sur Internet le jour même, lui qui avait demandé quelque temps auparavant à son ami Roger qui se chargerait de prévenir Wikipédia quand il serait mort : "- Qui va écrire que... Enfin vous savez...Comment sauront ils que je suis mort ? - Quelqu’un le saura et l’écrira. - J’espère que ce sera un bon écrivain. - Pourquoi ? - Imaginez qu’il écorche mon nom ! Il avait éclaté de rire puis avait ajouté : - Écorché pour l’éternité, ce serait une bien mauvaise blague n’est-ce pas ? " |