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"Je vis parfois des journées cafardeuses." ou : When King Cophetua loved the beggar maid Dans la forêt à la sortie d'un virage, j'ai souvent pensé que les surprises arrivent dans un virage, j'ai d'abord vu une femme assise sur un tronc d'arbre, penchée sur elle-même et qui semblait pleurer. Peut-on faire faire autre chose que pleurer quand on se penche sur soi-même, pensai-je à ce moment-là. Je ralentissai en passant devant elle, et n'ayant aucun effet sur cette silhouette statufiée, je m'arrêtai un peu plus loin. La musique coupée (Daniel Behle qui chantait Ständchen de Schubert) je sortis de la voiture, et m'appuyant sur une aile, roulai une cigarette, en regardant du coin de l'oeil cette femme, toujours immobile. Comme si de rien n'était, comme si je ne la voyais pas, je suis rentré dans la forêt et me suis retourné pour faire une photo. C'est alors que je vis de l'autre côté de la route une sorte de clairière avec un réservoir d'eau où une inscription verte ne pouvait pas ne pas être vue ni reçue par tout être humain. Je n'en revenais pas, je ne m'y attendais pas : je la reçus en pleine figure. Je me suis alors approché de la femme, gardant mes distances, et lui ai posé quelques questions bien intentionnées : - cela ne va pas ? - Vous avez besoin de quelque chose ? - Je peux faire quelque chose, vous amener quelque part? Le silence est parfois une réponse mais visiblement, elle n'entendait pas. Je n'étais pas là car elle n'était pas là non plus. Je pensai alors au livre que je venais de lire la nuit précédente et qui était encore en moi, comme une image sur un film attend la suivante, (Le déjeuner des bords de Loire de Philippe Le Guillou ). J'avais déjà lu d'autres rencontres avec Julien Gracq, à Saint-Florent-le-Vieil, mais dans celle-ci une phrase prononcée par le vieil homme m'avait rassuré, sans doute impressionné par sa modestie, sa simplicité, sa légèreté, sa pudeur ou tout simplement parce que prononcée par un vieil homme : " Je vis parfois des journées cafardeuses..." (p.84, Folio no 4512 ). Je pensai que cette femme devait vivre une telle journée. Dans une autre rencontre il avait dit : " « Je suis volontiers agressif quand j’écris. » Cela aussi m'avait plu, comme de vérifier que dans le même restaurant à chaque visiteur il conseillait, comme un rite, le pavé de sandre (de la Loire qui coule à côté) au beurre blanc (alors que lui semblait ne pas se lasser du carré d'agneau et du sauté de saumon), accompagné bien sûr de l'incontournable muscadet. Aujourd'hui dans ce restaurant le même tableau devait sans doute être encore sur les murs. When King Cophetua loved the beggar maid . Dans son film Delvaux avait choisi Brahms et César franck, j'allais retrouver dans la voiture Schubert et son lied inspiré d'un poème de Luswig Rellstadt : " À travers la nuit s'élève tout bas / Vers toi la supplique de mes chants; / Ô ma mie, descends donc me rejoindre / Dans la paix du bosquet ! [...] Ne crains point, mon aimée,/ Que de traîtres yeux nous épient. Que ton coeur s'émeuve de même, / Ô ma mie, écoute-moi! / Je t'attends avec fièvre! / Viens, comble-moi ! " À ce moment-là je n'en connaissais pas les paroles et la route devant moi s'annonçait longue ... Je ne savais pas non plus que cette simple sérénade (on peut en écouter là la transcription pour piano seul faite par Liszt) me rendrait vite la solitude aussi triste qu'insupportable tout en avivant l'absence de la femme aimée, me forçant au bout d'une vingtaine de kilomètres à éteindre le lecteur. Il y a des moments où les absents sont plus présents que s'ils étaient là. C'est là aussi un des pouvoirs de la musique de vous ébranler à un tel point qu'on ne puisse plus la supporter. .
J'ai roulé tard dans la nuit.Peu avant Thiron-Gardais, en traversant Illiers complètement désert et vide de vie, je pensais encore à Julien Gracq qui dans Lettrines avouait " Je n'ai jamais pu savoir où j'en étais avec Proust. " Je sentais pour la énième fois que dans ma vie, comme sans doute dans toutes les vies, tout était sans doute lié mais non-dit, caché, secrètement lié. (Proust connaissait aussi le tableau de Burne-Jones puisqu'il avait traduit des articles de Ruskin).
qui font qu'on peut se demander chez Gracq qui est, du personnage ou du lecteur, le pauvre roi. Dans le roi Cophetua la femme " se donne ainsi ", et Gracq parle du tableau comme d' "une annonciation sordide" . Dans la légende le roi épouse la mendiante, sans savoir que plus tard leur fils le tuera. Peut-être sommes-nous tous, sans le savoir non plus, le roi d'un paradis perdu, pensai-je en éteignant la lumière. |