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De l'ombre qui couvre nos sous-marins de mots Peu après le début de sa retraite il s'était dit, sur les conseils de plusieurs de ses amis, qu'il devrait dresser la liste des choses qu'il aimerait ou devrait faire, un peu comme ça, pour ne pas se laisser aller (à quoi ? son amour du rien lui répondait aussitôt), pour se protéger plus tard d'avoir l'impression désagréable, qu'il n'avait jamais aimée non plus, de perdre son temps. Il avait bien ri quand une de ses vieilles collègues lui avait répété en le quittant : - Et n'oublie pas : des objectifs ! IL FAUT des objectifs ! De retour chez lui il avait cherché et retrouvé, en bon perecquien, parmi ses nombreuses listes dréssées souvent au hasard des soirs cafardeux, celle intitulée " Choses que je n'ai jamais faites" (sous-entendu à faire un jour par curiosité ou, ce qui est plus risqué, par plaisir). Il se dit que ça pouvait servir peut-être comme objectifs ou du moins lui donner des idées ! Ce mot l'avait fait sourire car immanquablement il lui faisait penser à Tintin et il s'était dit : voilà ce que sont donc les retraités : de bons tintins ! Dans cette liste il s'arrêta sur une des premières lignes : je ne suis jamais allé dans un sous-marin. Il raya la ligne aussitôt, pensant à la visite du Redoutable qu'il avait faite il n'y avait pas longtemps, lors d'une virée dans le Cotentin effectuée avec Sandrine à Cherbourg, où il n'était jamais retourné depuis au moins 20 ans (déjà) avec son ami Christian D. Il pensa aussi au film vu la veille chez sa mère où quelques séquences montraient des sous-marins , et aux nombreux films vus dans sa jeunesse où l'équipage se trouvait bloqué dans les profondeurs et ne pourrait pas s'en sortir, condamné à une mort certaine et consciente (et où heureusement à la fin quelques héros survivaient) : 20.000 lieux sous les mers et tous les autres... Mais les images qu'il avait en tête à ce moment-là, étaient celles du film de la veille et celles de son voyage récent à Cherbourg devant le célèbre sous-marin. De cherbourg, il se souvenait en particulier d'une photo posée qu'il avait désiré prendre, avec la double intention de garder une trace de leur visite du sous-marin à la Cité de la mer, et celle de la présence de son amie avec lui. Même s'il tenait encore beaucoup à cette photo, il trouvait qu'elle restait un échec pour lui en tant que photographe car elle ne fixait, si on y réfléchissait bien, pas grand chose ou rien de ce qu'il avait voulu retenir ; ni les corps, ni la fraîcheur du vent, ni les élans intérieurs, ni même d'ailleurs le monstrueux Redoutable devenu, ici, simple fond peu reconnaissable. La photo parlait d'autre chose et le couple qu'on y voyait n'était pas spécialement le leur, mais n'importe quel couple. Une seconde, il se mit à douter subitement de ce qui s'était passé là-bas ce jour-là, comme si la photo n'était là que pour indiquer la faille ou l'écart type d'une réalité probable mais aléatoire, secrète et mystérieuse. A cause du livre de Brassaï (Marcel Proust sous l'emprise de la photographie) qu'une amie lui avait prêté récemment et qu'il n'avait pas fini de lire, il pensa au célèbre titre A l'ombre des jeunes filles en fleurs, même si cette ombre-là n'était pas de la même nature . Il repensa aussi à ce texte incontournable de Walter Benjamin (magnifiquement lisible et illustré ici : Petite histoire de la photographie) : " la nature qui parle à l'appareil est autre que celle qui parle à l'oeil " (p.300, Oeuvres II, Folio). Il avait d'ailleurs toujours pensé, comme cet écrivain au " tramé d'inconscient" , à "l'inconscient optique " d'une photographie, ou à " la petite étincelle de hasard, d'ici et de maintenant, grâce à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé un trou dans l'image " (p.300) Ce n'était pas la première fois qu'il avait préféré prendre leur ombre, comme s'il avait senti à maintes reprises qu'il y avait du crime à se photographier avec la femme que l'on aime. Il pensa aussi aux photos des corps pétrifiés de Pompéi, aux ombres de Nagasaki et d'Hiroshima et au livre si impressionnant de Jean-Christophe Bailly L'Instant et son ombre. Il réalisa aussi, en faisant défiler sur son écran les centaines de photos prises ce jour-là, lui qui avait tant rêvé d'entrer dans un sous-marin, qu'il n'était pas satisfait des photos volées dans le ventre de cette redoutable arme nucléaire, et qu'il n'avait pas réussi à montrer la sensation qu'il avait alors éprouvée de la puissance destructrice de l'homme. On ne peut peut-être pas tout photographier, pensa-t-il, ou peut-être certaines choses ne se laissent-elles pas prendre en photographie. Il n'était là que dans les tripes d'un monstre désarmé, ayant eu une puissance destructrice égale à plus de 400 fois celle de la bombe d'Hiroshima, capable de déclancher une apocalyspe planétaire. Il s'était demandé pendant toute la visite comment des hommes avaient pu vivre au coeur d'une telle puissance inhumaine. Il savait pourtant qu'ils n'y pensaient pas et que son premier commandant, quand on lui posait la question, avait répondu : « On sombre vite dans le pathos quand on parle de ça.» Il s'était demandé si ce commandant employait le mot ça comme Groddeck en 1923 (et tel que Freud l'avait aussitôt conceptualisé) et quel sens il donnait au mot pathos qui dans son sens péjoratif et familier, comme semble parler (donc être) ce commandant, veut dire déplacé, avec enflure verbale... Il lui semblait pourtant que tout ce qu'il avait vu dans ce léviathan n'était pas de l'ordre de l'enflure ! Dans le film qu'il avait vu la veille chez sa vieille mère, il avait entendu aussi (et encore) un mot qu'il ne connaissait pas. Quelque chose comme bachoudo, bachidu, et le commentateur avait parlé de la voie du guerrier, du code de la loyauté, du dévouement jusqu'à la mort, du mépris d'une mort sans gloire... et ajouté : le devoir est lourd comme une montagne mais la mort du soldat est légère comme une plume Il avait cherché et trouvé que le bushido était le nom du code des samouraïs, mot japonais, qui venait du chinois, entré - sans macron ! - dans plusieurs dictionnaires francophones. 武士道
Il avait appris par la même occasion que ce mot était apparu la première fois en 1616, l'année
où dans les environs de Paris
la neige avait dépassé la taille d'un homme, où le Rhône avait gelé, où Frans Hals avait peint
Le Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Georges,
et l'année où
Shakespeare était mort.Il avait noté cette phrase « Le vrai courage consiste à vivre quand il est juste de vivre, à mourir quand il est juste de mourir » pour se demander plus tard s'il était d'accord, et se promit de réfléchir sur le courage, sur ce que peut vouloir dire être juste de vivre ou de mourir. Juste vivre ou juste mourir, il voyait bien, tout le monde pouvait le faire, mais comment pouvait-il être juste ou injuste de mourir ? En attendant, le bushido lui expliquait les kamikazes et la mort de Mishima, un de ses auteurs favoris qu'il avait beaucoup lu à une certaine époque. Il vérifia sa présence dans sa bibliothèque et découvrit neuf de ses livres ; ce qui le rassura, sans savoir pourquoi (ni de quoi !). Il reposa sa liste sur la table et alluma une cigarette. Il vit par la fenêtre que les chardons avaient envahi certaines allées de son jardin et ne pensa rien. Quand il écrasa le mégot de sa cigarette, il repoussa la liste et vit furtivement la phrase qu'il venait de rayer. Il se demanda alors, pour la énième fois, qui il était et pourquoi il avait encore envie de faire des choses. |