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À la recherche d'un homme à la barbe blanche
où : Comment se laisser entraîner et dériver...
ou : hommage à Laurent Margantin pour tout son travail sur le Net et les excellents auteurs qu'il n'arrête pas de nous faire apprécier.

Tout a commencé quand j'ai décidé (je ne sais plus pourquoi) de relire Maîtres anciens (sous-titré Comédie) de Thomas Bernhard dans l'édition Gallimard de 1988 et qui lui avait valu cette année-là le Prix Médicis étranger.
Dans ce livre marquant, texte magnifique (200 pages sans aucun chapitre ni un seul paragraphe) et qui ne peut laisser insensible, pamphlet jubilatoire où tout est passé à la moulinette, assassiné, rhédibitoire, définitif, sans espoir, où rien n'a de grace pour l'auteur (sauf Montaigne, Pascal et Voltaire, les seuls rescapés de ses salves de mitraillette) La narrateur (Atzbacher) a rendez-vous à onze heures et demie précises dans le musée d'art ancien de Vienne (de son vrai nom Kunsthistorisches Museum) avec son ami à un vieil ami (Reger), critique musical pour le Times, mais qui vient le matin depuis trente cinq ans dans la salle Bordone s'assoir et regarder un tableau de Tintoret : L'homme à la barbe blanche, avec la complicité du gardien (Irrsigler).
Depuis la mort de sa femme Reger a une vie réglée comme du papier à musique : un matin sur deux il vient s'assoir sur la même banquette devant ce même tableau de dix heures trente à midi dans ce musée où la température est réglée exactement à dix-huit degrés, et tous les après-midi à l'hôtel Ambassador où il fait toujours une température de vingt-trois degrés.
On pourrait dire que tout le livre est la conversation entre ces deux hommes de culture.
Tous les sujets y passent je le répète avec des affirmations catégoriques sur tout et parfois étonnantes, et qui font comprendre le sous-titre Comédie qui dans ce livre a toute son importance.
On lit ce texte comme un déferlement aveugle, férocement drôle, une mécanique obsessionnelle impressionnante... Mais rien n'est à y prendre à la lettre. Texte qui contient une force de résistance inouie et qui ne se laisse jamais cerner.
Bien que se passant dans un musée, lieu de regard, et devant une seule et même peinture (l'Homme à la barbe blanche du Tintoret), et qui revient souvent dans le livre, jamais on aura une description ou même une simple notation sur ce tableau (ce qu'il représente, son sujet, sa taille etc) ni sur aucun autre d'ailleurs.
Comme l'écrit Chantal Thomas dans son livre Thomas Bernhard (Les contemporains, Le Seuil): "[...]Les personnages de Thomas Bernhard parlent tous les mots de leurs pensées, comme l'on pleure toutes les larmes de son corps. [...] Le texte ne nous fait voir aucune peinture, pas même L'Homme à la barbe blanche du Tintoret, en face duquel se déroule le récit. Il ne se substitue d'aucune façon à une visite au musée. Le choix du musée rend encore plus net le désintérêt de Thomas Bernhard pour la description. Ses personnages ne vivent que par leurs mots ou par les mots dont ils résonnent." (page 214)

Cela ne pouvait que me déclancher une furieuse envie de voir ce tableau que je ne connaissais pas.


Comme souvent, croyant et espérant que je vais avoir vite la réponse cherchée, je me connecte sur Internet.
Je tombe sur une page formidable de Laurent Margantin où je comprends son intérêt et j'aurais fait comme lui :
" À Vienne, j’ai passé quelques heures au Kunsthistorisches Museum, et je n’ai bien sûr pas pu m’empêcher de chercher le tableau devant lequel Reger, dans Maîtres anciens, va se poster tous les deux jours pendant trente six ans. Il s’agit de l’Homme à la barbe blanche du Tintoret.
Je photographiai ces deux portraits, ainsi que la banquette en face (le plus discrètement possible pour ne pas passer pour un illuminé auprès d’une employée du musée postée dans un coin de la salle), convaincu d’avoir trouvé le lieu précis où Bernhard avait placé son personnage."

Il y joint les trois photos qu'il a prises dans le musée:

IL continue : " Ce n’est qu’au retour du voyage que je trouve sur internet le portrait authentique, que je n’ai donc pas vu lors de ma visite du musée, que je croyais pourtant avoir écumé dans tous les sens, et dans ses plus petits recoins (dans l’un desquels on trouve par exemple des Arcimboldo)"
Et il ajoute l'image ci-jointe.
...

Je continue ma recherche : en effet le tableau de gauche est bien du Tintoret, se trouve bien dans le musée de Vienne où se passe le livre de Bernhard mais ce n'est pas, même si le personnage a une barbe blanche, le tableau du livre . Il s'agit du portrait de Sebastiano Venier, peint en 1575.
Quand à l'autre il s'agit bien aussi d'un Tintoret peint entre 1576 et 1583, mais il s'agit du portrait du sénateur Marco Grimani.

Aucun des deux ne peuvent donc être le tableau du livre de Bernhard.
Quant au tableau authentique que Laurent Margantin dit avoir trouvé sur Internet, et qu'il n'a pas vu lors de la visite du musée, je ne suis pas arrivé à le retrouver, même dans plusieurs bases sérieuses de données. À Chaque fois que je l'ai trouvé l'image renvoyait à sa page !
J'aimerais bien savoir où il l'a trouvé et quel est son titre.

Des hommes à la barbe blanche Tintoret en a peint des dizaines dont beaucoup sont des autoportraits dont le plus célèbre est celui qui est au Louvre :

portrait de Jacopo Sansivino 1571 musée à Florence

Autoportrait avec un livre, 1585
musée à Florence

Autoportrait
1588
au Louvre

portrait de Jacopo Sansovino 1565 musée de Weimar

Sans compter sur celui-là qui est une copie faite au Louvre par Edouard Manet en 1854 alors qu'il n'avait que 22 ans, non pas pour le copier mais pour rendre hommage au Tintoret et dire ce qu'il lui doit.
Cet autoportrait du Louvre en a inspiré plus d'un comme Giacometti qui déclare : « On ne l’approche pas, il reste toujours à distance, comme la réalité. C’est un des tableaux que j’ai le plus aimés au Louvre en arrivant à Paris. Il est le seul à se rapprocher du Fayoum, de Byzance. Il va plus loin que Rembrandt (Cézanne, lui, va ailleurs). C’est tout le crâne : l’œil mais aussi l’orbite, la structure même de la tête. Et c’est fait avec rien. Vraiment, la plus belle tête du Louvre. »
Comme Sartre qui dans le sequestré de Venise (soutitré : Les fourberies de Jacopo)(publié dans Situations, IV) s'est beaucoup intéressé au Tintoret, (même s'il n'a publié que des fragments d'un projet entamé et jamais terminé) en particulier à ce portrait.
" Le tableau date de 1588. La mort de Titien remonte à douze ans, Véronèse vient de mourir. Ce siècle sur sa fin s’est vidé de tous ses grands artistes. Un seul demeure, ce vieillard septuagénaire qui va bientôt quitter la scène à son tour et qui le sait ; au moment de disparaître il se montre et se nomme pour la première fois ; que peut-il vouloir peindre si ce n’est une vie achevée, qui a épuisé toutes ses chances et tous ses malheurs ; l’homme peut travailler quelque temps encore : cela ne compte plus, il est terminé, tous les coups sont joués ; il peut témoigner enfin de ce qu’il est car il ne sera plus rien d’autre que ce qu’il a été. Une expérience plénière et totale éclairée par la mort, par cette éternité qui va l’engloutir : voilà ce qu’il mettra sur sa toile. Je suis ceci et rien d’autre ; je n’attends plus et je n’espère plus. Ecco Homo. "
. " Il ne faut qu’un instant pour comprendre : cet homme nous fait savoir qu’il est désespéré."
" Quels yeux immenses ! Ils lui mangent le visage. Cachez-les, vous trouverez une admirable insignifiance :

des joues creuses, un nez fort et gros du bout, une moustache qui fait la moue à la place d’une bouche invisible. ôtez le cache, vous avez l’homme. Et voici ce qui frappe d’abord : il est stupéfait ; ce qu’on lit dans ses yeux, c’est une vieille stupeur éreintée, figée comme sa vie, durcie comme ses artères ; peut-être l’a-t-il vécue autrefois comme une passion : il la subit à présent comme une maladie mortelle."

Bon, avec tout cela on n'a toujours trouvé le tableau L'Homme à la barbe blanche du Tintoret !
Thomas Bernhard l'a t-il inventé ?
S'est-il encore une fois amusé de son lecteur ?
En fait Thomas Bernhard ne l'a pas inventé, il existe bien sous ce titre-là ET il est bien au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
Il mesure 92 cm sur 60 cm et il a été peint par le Tintoret en 1545.

Mais finalement quelle importance puisque dans son livre il n'en parle jamais et n'en dit absolument rien ?
...
Alors pourquoi Laurent Margantin ne l'a t-il pas vu lors de son voyage en août 2010 ?
De nombreuses réponses sont possibles :
Peut-être n'était-il plus à la même place qu'au temps de Thomas Bernhard,
peut-être qu'il était prêté à un autre musée (L'oeuvre du Tintoret est souvent montrée lors de nombreuses expositions dans le monde),
peut-être qu'il était en restauration...
peut-être que Laurent Margantin s'est laissé bluffer par la banquette (elle a une importance dans le livre)...
Qu'importe là encore la réponse. On sait bien que seule la question mérite l'attention et qu'elle contient toujours sa réponse.
Je ne sais pas pourquoi mais j'ai subitement une envie furieuse d'aller à Vienne.
(Et pourquoi pas rapporter la photo de l'Homme à la barbe blanche à devinez qui !)