page précédente (leçon d'anatomie, page 4) | Dimanche 22 février 2015 | page suivante (Venise, c'est pas fini...) | retour au menu |
À la recherche d'un homme à la barbe blanche où : Comment se laisser entraîner et dériver... ou : hommage à Laurent Margantin pour tout son travail sur le Net et les excellents auteurs qu'il n'arrête pas de nous faire apprécier. Tout a commencé quand j'ai décidé (je ne sais plus pourquoi) de relire Maîtres anciens (sous-titré Comédie) de Thomas Bernhard dans l'édition Gallimard de 1988 et qui lui avait valu cette année-là le Prix Médicis étranger. Dans ce livre marquant, texte magnifique (200 pages sans aucun chapitre ni un seul paragraphe) et qui ne peut laisser insensible, pamphlet jubilatoire où tout est passé à la moulinette, assassiné, rhédibitoire, définitif, sans espoir, où rien n'a de grace pour l'auteur (sauf Montaigne, Pascal et Voltaire, les seuls rescapés de ses salves de mitraillette) La narrateur (Atzbacher) a rendez-vous à onze heures et demie précises dans le musée d'art ancien de Vienne (de son vrai nom Kunsthistorisches Museum) avec son ami à un vieil ami (Reger), critique musical pour le Times, mais qui vient le matin depuis trente cinq ans dans la salle Bordone s'assoir et regarder un tableau de Tintoret : L'homme à la barbe blanche, avec la complicité du gardien (Irrsigler). Depuis la mort de sa femme Reger a une vie réglée comme du papier à musique : un matin sur deux il vient s'assoir sur la même banquette devant ce même tableau de dix heures trente à midi dans ce musée où la température est réglée exactement à dix-huit degrés, et tous les après-midi à l'hôtel Ambassador où il fait toujours une température de vingt-trois degrés. On pourrait dire que tout le livre est la conversation entre ces deux hommes de culture. Tous les sujets y passent je le répète avec des affirmations catégoriques sur tout et parfois étonnantes, et qui font comprendre le sous-titre Comédie qui dans ce livre a toute son importance. On lit ce texte comme un déferlement aveugle, férocement drôle, une mécanique obsessionnelle impressionnante... Mais rien n'est à y prendre à la lettre. Texte qui contient une force de résistance inouie et qui ne se laisse jamais cerner. Bien que se passant dans un musée, lieu de regard, et devant une seule et même peinture (l'Homme à la barbe blanche du Tintoret), et qui revient souvent dans le livre, jamais on aura une description ou même une simple notation sur ce tableau (ce qu'il représente, son sujet, sa taille etc) ni sur aucun autre d'ailleurs. Comme l'écrit Chantal Thomas dans son livre Thomas Bernhard (Les contemporains, Le Seuil): "[...]Les personnages de Thomas Bernhard parlent tous les mots de leurs pensées, comme l'on pleure toutes les larmes de son corps. [...] Le texte ne nous fait voir aucune peinture, pas même L'Homme à la barbe blanche du Tintoret, en face duquel se déroule le récit. Il ne se substitue d'aucune façon à une visite au musée. Le choix du musée rend encore plus net le désintérêt de Thomas Bernhard pour la description. Ses personnages ne vivent que par leurs mots ou par les mots dont ils résonnent." (page 214) Cela ne pouvait que me déclancher une furieuse envie de voir ce tableau que je ne connaissais pas. Comme souvent, croyant et espérant que je vais avoir vite la réponse cherchée, je me connecte sur Internet. Je tombe sur une page formidable de Laurent Margantin où je comprends son intérêt et j'aurais fait comme lui : " À Vienne, j’ai passé quelques heures au Kunsthistorisches Museum, et je n’ai bien sûr pas pu m’empêcher de chercher le tableau devant lequel Reger, dans Maîtres anciens, va se poster tous les deux jours pendant trente six ans. Il s’agit de l’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Je photographiai ces deux portraits, ainsi que la banquette en face (le plus discrètement possible pour ne pas passer pour un illuminé auprès d’une employée du musée postée dans un coin de la salle), convaincu d’avoir trouvé le lieu précis où Bernhard avait placé son personnage."
Aucun des deux ne peuvent donc être le tableau du livre de Bernhard. Quant au tableau authentique que Laurent Margantin dit avoir trouvé sur Internet, et qu'il n'a pas vu lors de la visite du musée, je ne suis pas arrivé à le retrouver, même dans plusieurs bases sérieuses de données. À Chaque fois que je l'ai trouvé l'image renvoyait à sa page ! J'aimerais bien savoir où il l'a trouvé et quel est son titre. Des hommes à la barbe blanche Tintoret en a peint des dizaines dont beaucoup sont des autoportraits dont le plus célèbre est celui qui est au Louvre :
" Le tableau date de 1588. La mort de Titien remonte à douze ans, Véronèse vient de mourir. Ce siècle sur sa fin s’est vidé de tous ses grands artistes.
Un seul demeure, ce vieillard septuagénaire qui va bientôt quitter la scène à son tour et qui le sait ; au moment de disparaître il
se montre et se nomme pour la première fois ; que peut-il vouloir peindre si ce n’est une vie achevée, qui a épuisé toutes
ses chances et tous ses malheurs ; l’homme peut travailler quelque temps encore : cela ne compte plus, il est terminé,
tous les coups sont joués ; il peut témoigner enfin de ce qu’il est car il ne sera plus rien d’autre que ce qu’il a été.
Une expérience plénière et totale éclairée par la mort, par cette éternité qui va l’engloutir :
voilà ce qu’il mettra sur sa toile. Je suis ceci et rien d’autre ; je n’attends plus et je n’espère plus. Ecco Homo. "
. " Il ne faut qu’un instant pour comprendre : cet homme nous fait savoir qu’il est désespéré."" Quels yeux immenses ! Ils lui mangent le visage. Cachez-les, vous trouverez une admirable insignifiance :
Alors pourquoi Laurent Margantin ne l'a t-il pas vu lors de son voyage en août 2010 ?
De nombreuses réponses sont possibles : Peut-être n'était-il plus à la même place qu'au temps de Thomas Bernhard, peut-être qu'il était prêté à un autre musée (L'oeuvre du Tintoret est souvent montrée lors de nombreuses expositions dans le monde), peut-être qu'il était en restauration... peut-être que Laurent Margantin s'est laissé bluffer par la banquette (elle a une importance dans le livre)... Qu'importe là encore la réponse. On sait bien que seule la question mérite l'attention et qu'elle contient toujours sa réponse. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai subitement une envie furieuse d'aller à Vienne. (Et pourquoi pas rapporter la photo de l'Homme à la barbe blanche à devinez qui !) |