Le malheur de la question
ou : carte postale derridienne.
Chaque jour des millions de gens éprouvent le besoin de "mettre en ligne" des phrases, des commentaires, des photos, pour faire part ( ce qui n'est pas la même
chose que partager ni même faire partager)
de leurs réflexions,
leur quotidien, leur intimité, nous montrer leurs bobos, leur chien, leur chat, leurs enfants, pour nous dire ou nous montrer...
Nous montrer ou nous dire quoi au fait, et surtout pourquoi ?
Cette pratique, qui pour certains commence par une distraction pour devenir vite une habitude, mais aussi qui pour d'autres se transforme en besoin, en servitude, en véritable nécessité,
et qui peut même devenir une véritable addiction,
voire même chez certains autres une véritable pathologie, ne m'étonne plus aujourd'hui, non seulement parce qu'elle est courante et envahit le monde, mais surtout parce que, même si elle est signifiante et
très révélatrice du changement de notre société mondialisée,
elle ne me dérange pas.
Je pense qu'Internet est aujourd'hui le plus grand rival des psychanalystes, parce que gratuit - on ne voit pas celui qui écoute, ce qui permet un transfert facile.
Mais là n'est pas mon problème.
J'ai ouvert ce journal en novembre 2004. Je sais pourquoi. Je le continue, même après de nombreuses étapes variées, et une absence de régularité (ce qui ne fut pas le cas pendant
quelques années), avec même encore maintenant de longues périodes d'interruptions. Mais je continue, et même si certaines raisons peuvent avoir changé, je sais pourquoi.
Une des raisons est que cela me sert d'archive, et à conserver momentanément des traces (pour moi dont la mémoire flanche de plus en plus souvent), pour mes proches - famille et
amis - quand ils me demandent
ce que je fais et me reprochent assez justement de ne pas donner assez souvent de nouvelles), et les autres. Oui il y a l'AUTRE et les AUTRES, ceux que j'appelle "mes lecteurs", et avec lesquels
il s'est tissé au fil du temps des relations personnelles (non mises en ligne), allant même jusqu'à des rencontres réelles, et développé une réelle complicité et des échanges et (véritables) partages
sur certaines idées ou problémes ou même de simples centres d'intérêts communs.
C'est une des raisons.
En parallèle à cette évolution, de grands changements sont intervenus :
- Je fais beaucoup moins de photos qu'avant et il peut m'arriver aujourd'hui - chose impensable auparavant- de rester plusieurs semaines sans faire une seule photo de mon quotidien ou du monde.
Je me suis aperçu que vouloir tout photographier (ou filmer) aboutit à ne plus rien photographier. Vouloir tout garder fait qu'on ne garde rien. On ne peut pas tout garder. Les milliers de documents
accumulés depuis très longtemps ont commencé au fil du temps à me peser,
à m'empêcher de vivre pleinement mon présent. J'ai commencé peu à peu à trier, choisir ce que je voulais conserver et/ou transmettre (à mes enfants et amis surtout) en supprimant le reste. Aussi ai-je
beaucoup
jeté ou supprimé en commençant
par les photos : que d'espace libéré - et pas que du point de vue de mes disques durs !.
- Cela ne fut pas facile, long et ce n'est pas gagné définitivement : cette rétention quasi-intestinale résultant d'une tentation
desespérée de tout fixer et garder, de faire trace de tout, (en la justifiant par un désir
d'avenir : " un jour je ferai de tout cela quelque chose"..., "quand j'en aurai le temps"..., "au cas où"...) était arrivée à un summum quand je me suis aperçu d'une inversion maladive
à la Molière : je ne mangeais plus pour vivre mais je vivais pour manger.
Ma vie consistait à fabriquer des traces pour m'assurer que j'existais bien. Ce qui m'a aidé à une époque, si chargé de sens soit-il, est devenu aujourd'hui aberrant et inutile.
On peut tenir un journal de sa vie, mais non
vivre pour tenir et alimenter un journal.
Alors comme je viens d'utiliser les mots mémoire, archive, trace je ne peux m'empêcher de "profiter de l'occasion", pour mettre en face de ces quelques traces choisies du mois de juillet et août,
quelques réflexions de Jacques Derrida, prononcées lors d'une invitation au Collège Iconique de l'INA (en juin 2002) et publiées en août 2014 (Trace et archive, Image et art, INA éditions).
Comme ça, ce sera comme pour les cartes postales (que je continue d'utiliser et d'envoyer aux gens) : si on n'aime pas la photo ou sa légende, on pourra lire le texte.
Comme une deuxième chance. Texte qui me fut très important et résonne encore en moi, bien sûr.
|
" Le concept de trace est si général que je ne lui vois pas de limite en vérité.
[...]
Pour moi il y a trace dès qu'il y a expérience, c'est-à-dire renvoi à de l'autre, différance, renvoi à autre chose, etc.
Donc partout où il y a de l'expérience, il y a de la trace, et il n'y a pas d'expérience sans trace. Donc tout est trace,
non seulement ce que j'écris sur le papier ou ce que j'enregistre dans une machine, mais quand je fais tel geste, il y a de la trace. Il y a du sillage, de la rétention, de la protention
et donc du rapport à de l'autre,
à l'autre, ou à un autre moment, un autre lieu, du renvoi à l'autre, il y a de la trace. |
Thiron-Gardais, tout l'été 2015 Enfin, après trois ans d'expériences, mes cultures de roses trémières s'épanouissent pour ne pas dire explosent. |
|
" Le concept de trace est si général que je ne lui vois pas de limite en vérité.
[...]
Le concept de trace, je le dis d'un mot parce que ça demanderait de longs développements, n'a pas de limite,
il est coextensif à l'expérience du vivant en général. Non seulement du vivant humain, mais du vivant en général. Les animaux tracent. Tout vivant trace. |
Nogent-le-Rotrou, nuit du 4 au 5 juillet 2015. Enfin du monde à Nogent cette nuit-là ! Festival du thé vert, bonnes ambiance et musique.
|
|
Sur ce fond général et sans limite, ce qu'on appelle l'archive, si ce mot doit avoir un sens délimitable, strict,
suppose naturellement de la trace, il n'y a pas d'archive sans trace, mais toute trace n'est pas une archive dans la mesure où l'archive suppose non seulement une trace
mais que la trace soit appropriée, contrôlée, organisée, politiquement sous contrôle.
Il n'y a pas d'archive sans pouvoir de capitalisation ou de monopole, de quasi-monopole, de rassemblement statutaire et reconnues comme traces. Autrement dit,
il n'y a pas d'archives sans pouvoir politique. [...]
|
Nogent-le-Rotrou,4 juillet 2015. Discours habituel de vernissage à la galerie
In Situ de Nogent dont je suis responsable pour la programmation 2015. Ici à côté de François Kinder,
Président de l'Association Label Friche. |
|
La gestion, la constitution d'une archive n'a pas forcément le visage de la violence totalitaire, de la censure, mais même en pays dits
démocratiques, évidemment dès qu'il y a une institution, il y a des personnes qui sont appointées et qui ont une compétence reconnue pour contrôler l'archive, c'est-à-dire
pour choisir ce qu'on garde et ce qu'on ne garde pas, ce à quoi on donne accès, quand et comment, etc.
[...]
Il n'y a pas d'archives sans destruction, on choisit, on ne peut pas tout garder. Là où on garderait tout, il n'y aurait pas d'archives. L'archive commence par la sélection, et
cette sélection est une violence. Il n'y a pas d'archive sans violence. Cette violence n'est pas simplement politique [...]
Non, cette activation a lieu déjà dans notre insconscient. dans une seule personne, il y a ce que la mémoire, ce que l'économie de la mémoire garde ou ne garde pas, détruit ou ne
détruit pas, refoule d'une manière ou d'une autre. Il y a donc constitution d'archives mnésiques là où il y a économie, sélection des traces, interprétation, remémoration, etc.
|
Rochechouard,10 juillet 2015. Musée départemental d'art contemporain. Bibliothèque horizontale, 1999 de Tobias
Rehberger (plasticien allemand né en 1966).
Exemple d'installation que Nicolas
Bourriaud appelle " esthétique relationnelle", théorie
esthétique consistant à juger
les oeuvres d'art en fonction des relations interhumaines qu'elles figurent, produisent ou suscitent."
(l'installation est : - un salon de lecture (où le visiteur peut entrer, s'installer et lire), - un portrait du propriétaire de l'oeuvre (les livres
proviennent de sa bibliothèque, le mobilier a été fait par des artisans) - un portrait de l'artiste qui fait oeuvre aussi picturale.
|
|
Donc l'archive commence là où la trace est toujours finie.
Je reviens à ce niveau d'achi-écriture, archi-fondamental, de la trace. La trace est finie. Qu'est-ce que cela veut dire ? Ça veut dire qu'une trace peut toujours s'effacer. Je pose
dans De la grammatologie qu'une trace qui ne s'effacerait pas, qui pourrait ne jamais s'effacer ne serait pas une trace. Donc une trace peut s'effacer. Ça appartient à sa structure. Ça peut
se perdre. D'ailleurs c'est pour ça qu'on veut les garder, parce qu'elles peuvent se perdre.
Il appartient à la trace de pouvoir s'effacer, se perdre, s'oublier, se détruire. C'est sa finitude.
|
Eymoutiers, le 11 juillet 2015
Espace Paul Rebeyrolle :
Rebeyrolle vivant !
20 ans d'une oeuvre essentielle. Choc définitif. Je pense comme Adrien Maeght : c'est un des plus grands peintres du XXème siècle. Une de mes plus grandes émotions d'origine artistique
de cette année.
Nous sommes restés trois heures, seuls (très peu de visiteurs) face à cette oeuvre reçue comme un coup-de-poing. |
|
Quels que soient les progrès qu'on peut faire dans le stockage et la conservation des archives, nous savons qu'il appartient à toute archive de pouvoir être détruite. Il n'y a pas d'archives indestructibles,
ça n'existe pas, ça ne peut pas exister.Et donc l'archivation est un travail fait pour organiser la survie relative, le plus longtemps possible [...] de traces choisies à dessein. Il y a toujours du dessein, il y a toujours de l'évaluation.[...]
C'est cette évaluation des traces, avec autorité et compétence, avec une autorité et une compétence supposées, qui distingue l'archive de la trace.
[...]
|
île de Vassivière, le 11 juillet 2015
Centre international d'art et du paysage.
Exposition Être chose. - au sol : Hand de Jason Dodge, cinq fragments qui laissent sceptiques beaucoup de visiteurs désorientés.
- au mur : Averse de Guy Mees, impression rose sur papier.
|
|
[...]
|
Thiron-Gardais, 16 juillet 2015.
Trace d'une trace, sur la pelouse après le départ D'Edouard et Martine.
" Quand on interprète, on ne trouve pas un sens qui est là, donné, et qu'on n'aurait qu'à élucider ou dévoiler, on impose du sens, on constitue du sens."
|
|
[...]
|
Thiron-Gardais, 30 juillet 2015.
Enfin mes trois filles ensemble et chez moi. Le temps passant et elles grandissant et étant de plus en plus autonomes, cela devient et sera de plus en plus rare.
" La pulsion d'archive, c'est une pulsion irrésistible pour interpréter les traces, pour leur donner du sens et pour préférer telle trace à une autre. Donc préférer oublier, ce
n'est pas seulement préférer garder.
L'archive, comme je le dis quelque part, ce n'est pas une question de passé, c'est une question d'avenir. L'archive ne traite pas du passé, elle traite de l'avenir. "
|
|
|
Ouessant, 22 août 2015
Salon international du livre insulaire.
Conférence et table ronde sur Renée Hamon. Rencontres, balades, nature.
Rentré à Thiron, je continue de travailler sur ses traces, avec une possibilité d'écrire " quelque chose " sur elle,
à ma manière et de mon point de vue, en aucun cas une biographie ou une étude qui pourrait servir non pas de référence, mais au moins de "point de départ" pour
quiconque s'intéresserait à cette Bretonne née en 1897 et morte en 1943.
|
|
Si mon problème avec les traces physiques, écrites, photographiées, filmées, est en cours de résolution, reste posé le problème de l'archivage des traces virtuelles.
Comment choisir, comment trier, comment détruire, comment décider ce que je veux garder et/ou transmettre parmi tout ce que j'ai mis en ligne depuis 1996 ? Supprimer soi-même les traces de ce
qu'on a mis sur la grande toile
mondiale me semble, après tout ce que j'ai lu sur le sujet, aujourd'hui difficile voire même impossible. Certains Etats comme les USA par exemple ont déjà choisi de tout
espionner et archiver, et ont pris en charge
les "traces" des individus qu'ils conservent sans leur demander leur autorisation ... Aujourd'hui ma seule liberté et mon seul choix qui me restent seraient-ils donc de mettre en ligne ou non ?
[...]
|
Luigny, 11 août 2015 Un bâtiment près de l'entrée de l'autoroute et dont je surveille la construction tant il m'intrigue. Un seul volume avec de telles dimensions
est fait pour "contenir" quoi ? J'aime imaginer qu'il est fait pour cacher quelque chose, mais quoi ?
|
Trace du passage d'Elise cet été à Thiron-Gardais, dans une allée du jardin.
Destinée, vue sa nature, a disparaître, forcément. Non ?
Dans l'avant-propos du livre déjà cité (Trace et archive, Image et art) François Soulages met en exergue une citation tirée de L'entretien infini de Maurice Blanchot :
" La réponse est le malheur de la question ".
|