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Samedi 9 Juin 2007 | jour précédent | jour suivant | retour au menu |
Un de mes fantasmes Être gardien de phare. (no 4 : Jean-Pierre Abraham) J'ai avoué ce fantasme parce qu'il m'a été ravivé et confirmé par la lecture récente d'un grand livre, comme je les appelle quand je les aime et que je sais qu'ils resteront en moi à jamais, et qui m'a été offert par mon amie Anne Bihan qui vit à Nouméa, lors de son dernier passage en France. Elle me l'a donné en ne me disant pas grand chose. Du genre : " Tiens, c'est un livre important pour moi, et qu'un ami libraire à réussi à me trouver sur ses étagères secrètes, car il en reste peu...Je ne te dis rien...Tu verras...Mais j'aimerais que tu le lises, je suis sûre que cela va te plaire..." J'ai lu au coeur de deux nuits consécutives, Armen de Jean-Pierre Abraham. Un choc. Je n'en suis pas revenu encore, étonné de n'avoir jamais entendu parler ni de ce livre, ni de cet écrivain. Je trouve sur Wikipédia une bonne introduction sur le parcours de l'homme. J'apprends entre autre qu'il est mort en juillet 2003, à 63 ans, ce qui depuis quelques années me semble bien jeune, et qu'il a publié un peu plus d'une dizaine de livres, dont les deux derniers sont posthumes. J'apprends sur le site des éditions Le temps qu'il fait , qu'il en a publié en fait une vingtaine. On y apprend, aussi et entre autre, que son premier livre, paru en 1956, Le Vent, l'avait été sous la houlette de Jean Cayrol au Seuil (ce qui confirme à quel point il fut important dans l'histoire de cette maison), et que Claude Mauriac (et oui, je le retrouve là, on sait combien j'estime Le temps immobile,...) l'avait dès cette époque signalé dans Le Figaro comme « inventeur, peut-être, d'un genre nouveau, Grand Meaulnes qui esquisse des Vermeer ». " Quand on lit Armen, on comprend la référence à Vermeer, dont plusieurs tableaux, Jeune fille lisant une lettre , Le collier de perles, la Jeune fille en bleu...tiennent une place importante dans le livre. Car Jean-Pierre Abraham, gardien du phare Ar-Men a emmené avec lui quelques images, des reproductions de Vermeer... Je me demandais ce à quoi pouvait bien penser, des nuits et des jours, un gardien de phare. Le journal d'Abraham donne des réponses étonnantes et époustoufflantes. Jean-Pierre Abraham ne garda pas que le phare, il y garda aussi le silence, la nuit pour y chercher la lumière. Comme il l'écrit dans une lettre à André Dhôtel, que j'aime beaucoup aussi, le 5 mars 1969 : " « dès qu'on a ce souci {le souci d'écrire } — et je sais bien que je dois l'avoir — c'est fichu, on est obligé d'avoir du recul, de se retirer dans l'ombre pour regarder la lumière. Pour la dire, cette vie-là, il faut en quelque sorte en porter le deuil...» C'est tout ce chemin qui est dans Armen. Lire ce livre c'est se faire gardien de phare. Il y a bien sûr toutes les tâches du métier, y compris histoires et anecdotes, (dont j'ai parlé pour cela avant, pour ne pas dire liquidé, dans mes précédentes pages), mais il y a le reste, dont on sent que c'est le plus important. Le lecteur, cherche, attend, prend des notes et des phrases, au passage... Il subit les tempêtes, on ne sait plus discerner celles de la mer de celles sous son crâne, il attend... (quoi ? l'éternité ?), il se taît, il regarde, il subit le temps qui passe, même si justement le temps ne passe pas dans un phare (oui oui, je sais, ce n'est pas le temps qui passe mais nous qui passons...Ce n'est pas l'homme qui prend la mer, c'est la mer qui prend l'homme...) - Oui mais, il se passe quelque chose ? - Oui, mais quoi ?... Le lecteur des nuits d'Abraham dans son phare, cherche, lit et écrit en même temps les siennes propres. Accompagner Abraham oblige à s'écouter, à entendre sa propre nuit. C'est une sorte d'accompagnement. Dans ce livre les phrases vous poussent comme un vent fort dans le dos. En le lisant on devient aussi gardien de phare, mais de son propre phare. Dès les premières pages, on sait que c'est sans retour possible, je pourrais dire sans repentirs ni regrets possibles, et qu'il faudra attendre la relève, qu'on ne peut même pas dater ni prévoir. Cela dépendra du temps qu'il fait... Quand on commence ce livre, on sait qu'il faudra aller jusqu'au bout...et attendre...Il y a comme un suspense. On attend une catastrophe... C'est un journal, un bloc-note, un ensemble de fragments, irréguliers comme les rochers d'une plage. Il y a les dates (sans l'année), et l'heure, la plupart du temps tard dans la nuit ou tôt le petit matin. Juste pour donner le goût des mots de ce livre, des extraits des 5 premières pages :
À l'avant-dernière page, le 1er mai d'on ne sait quelle année, deux jours avant sa dernière relève, Jean-Pierre Abraham, après la trace de cette incroyable recherche intérieure dans laquelle il a entraîné son lecteur, note, et il nous a habitué à ce que chaque mot compte, cet espèce d'échec : " Nuit de lune. calme parfait. Et pourquoi pas un air de flûte ! Je suis traqué. une beauté impitoyable. Je ne peux pas tenir. Il faudrait des arbres, des buissons, pouvoir détaler comme un lapin. Beauté insuffisante, après tout." Jean-Pierre Abraham fut le gardien d'Armen pendant 5 ans, de 1959 à 1964. Après s'être marié il partit vivre 4 ans dans les Alpes-de-Haute-Provence, au Revest-Saint-Martin, où il travaillera pour l'éditeur Robert Morel. Il revint définitivemnt vivre en Bretagne en 1968 avec sa femme et ses deux fils, où il effectua différents métiers (gardien de l'île de Penfret (une des îles des Glénan, celle qui abrite le phare principal de l'archipel, célèbre pour ses mirages), écrivain de livres de navigation, professeur à l'École des chefs de base nautique des Glénans, éleveur de chèvres avec sa femme et vendeur de fromages sur les marchés, éditeur et rédacteur de la célèbre revue d'histoire et d'ethnographie Armen, pour finir se consacrant exclusivement à son écriture). Entre Armen, publié la première fois au seuil en 1967,(republié en mai 1988 chez Le Tout dur le Tout) et le livre suivant (Le Guet, chez Gallimard), Jean-Pierre Abraham attendit 19 ans. Car Jean-Pierre Abraham n'est pas qu'un gardien, c'est aussi un guetteur. Il faut lire le long passionnant et unique article/interview paru dans Le Matricule des Anges (Numéro 23 de juin-juillet 1998), puis aller faire un tour dans la discrète bibliothèque de ce guetteur de feux comme le dit si bien Philippe Savary dans sa critique d'Armen et du Vent... Si après cela, vous n'avez pas envie d'aller garder Ar-Men ... |