Journal de Nogent le Rotrou
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ma vie dans le Perche
Propos sur la littérature et la peinture.
vendredi 16 juin 2006 jour précédent jour suivant retour au menu
Si on ne veut pas de cauchemars, faut pas dormir;
Un cauchemar deux jours de suite , ou à chaque jour son cauchemar !

Je voulais acheter un livre d'Antoine Emaz qui dans mon esprit était un gros pavé, (du genre Carnet de Notes de Bergounioux qui fait 951 pages), et dont je ne connaissais pas le titre.
La scène se passait à la cafétéria de la grande surface d'Ikéa à Plaisir, dans la banlieue de Paris, sur la route de Dreux, un magasin beaucoup fréquenté car le plus proche, lors de mon emménagement à la Chambrie.
A côté de moi, un type assez grand et maigre d'une quarantaine d'années, n'arrêtait pas de me regarder et de sourire. Au bout d'un certain temps, alors que j'avais sorti mon appareil à photo numérique, (le nouveau que vient de m'offrir mon jeune frère, suite au vol de mon appareil précédent lors d'une performance de George Rousse au château de Saint-Simon à la Ferté-Vidame...), il se penche vers moi en chuchotant d'une voix douce et calme :
- Vous cherchez Antoine Emaz ?
- Non, mais ça c'est marrant, je viens acheter un de ses livres. Pourquoi me demandez-vous ça ?
- parce qu'Antoine Emaz c'est moi.
- Ah ben ça alors...Et bien ravi de vous rencontrer car j'apprécie beaucoup vos livres...
- Ah oui, les quels par exemple ?
- je ne les ai pas tous lus, mais par exemple j'aime beaucoup Lichen, lichen,...
Me coupant assez sèchement la parole il demande :
- Ah oui, pourquoi ça ?
C'est toujours assez difficile de parler avec un écrivain et de lui dire en face, à brûle pourpoint comme ça, non pas qu'on aime ses livres, on sent bien que c'est toujours un peu con de dire ça, mais c'est encore plus difficile de lui dire pourquoi on les aime. Y'a un côté se déculotter...se dénuder devant lui, lui filer une part de notre intimité, lui dire qui on est...
Pris au dépourvu, j'essaie quand même de lui répondre en bégayant :
- Parce que c'est comme un journal d'écriture, et que j'aime beaucoup les journaux, les écrits fragmentaires...les notes prises au jour le jour...la chose qui s'écrit au fil du jour avec la difficulté de l'écrire... J'aime les journaux car ils donnent en même temps la pièce, la scène, le décor et les coulisses...et ça donne souvent au lecteur une chance d'y trouver la place qu'il choisit ou qui lui convient.
Par exemple Parler pour taire ce qui fait mal comme vous écrivez, ça me plaît parce que, moi en tant que lecteur, quand je lis ça, vous me donnez un pouvoir insensé que vous ne possédez pas, vous.
- Ah oui, comment ça ?
- Oui, car je peux accoucher et sentir ce mal qui est le votre, et il n'y a que moi qui puisse le faire, puisque vous, vous écrivez parce que vous ne pouvez pas le dire !
- Expliquez moi...
- Eh bien disons que moi, lecteur, en vous lisant, je révèle le mal que vous ne pouvez pas dire et qui vous fait écrire que vous parlez pour ne pas dire que vous souffrez. Le lecteur a plus de pouvoir que celui qui écrit.
vous lisant, c'est moi qui donne sens et vie à ce que vous écrivez. Je ne suis pas dupe car je suis de l'autre côté du miroir : je peux même voir si vous trichez, si c'est vrai ou pas (justement si je sens si vous souffrez vraiment ou pas, si vous n'êtes que dans la posture...
- l'imposture ?
- Non, LA posture... Sans parler que je peux réinventer et lire tout ce que je veux dans ce que vous écrivez...Ce que l'écrivain écrit, le lecteur peut en faire ce qu'il veut, pas l'écrivain. je peux l'interpréter à ma guise. Quand on écrit quelque chose, c'est toujours au bon vouloir du lecteur.
Quand on fait un film, c'est toujours au bon vouloir du spectateur...
C'est le lecteur qui sait qu'un livre est mauvais. D'ailleurs, pour qu'un écrivain le sache, il faut qu'il se mette lecteur, et qu'il le relise plus tard...L'écrivain c'est le malade, le lecteur c'est le médecin. Quand je vous lis, vous êtes le malade, moi je suis le médecin, ce qui n'empêche pas que je peux souffrir de la même maladie que vous. Vous pouvez d'ailleurs me la communiquer car certaines maladies sont contagieuses. Nul n'est dépositaire du mal...
Vous, vous ne pouvez pas faire ça...vous êtes bloqué par le mal que vous ne pouvez pas écrire justement, que vous n'arrivez pas à dire, et qui précisément vous fait " parler pour le taire "...
C'est pour cela qu'il n'y a pas de livre sans lecteur, comme il n'y a pas de mal sans remède...
- Vous êtes-sûr ?
- Oui, même si parfois ce remède est la mort.
Elle se charge d'ailleurs elle-même de clore beaucoup de maladies...car elle seule en est le remède. Heureusement qu'elle a souvent pitié devant nos acharnements, nos erreurs, et ce corps qui n'en peut plus de se révulser et se dégrader...
- J'ai un livre de vous dans ma poche... Vous voulez bien me le dédicacer ?
- Oui, bien sûr, mais j'ai besoin de votre appareil à photo...
- ?
- Oui, il faut que je photographie la couverture...
Mais pendant que je lui tendais le livre (d'après la couverture, ce devait être OS, reconnaissable à l'espèce de calligraphie de Djamel Meskache) et mon appareil à photo, je me suis aperçu que le visage d'Emaz était le théâtre de tâches bleues et blanches qui se détachaient assez vite sur ses joues et sur son front et commençaient une sorte de ballet inquiétant.
Emaz prit alors en effet une photographie de la couverture, ce qui eut l'effet instantané de transformer la calligraphie en une fontaine de bulles de savon qui s'enfuyaient du livre avec une vitesse incroyable.
Ça devenait inquiétant, et je m'aperçus alors que la cafétéria s'était vidée de ses consommateurs, et qu'un épais silence épouvantable était tombé sur la salle.
Voyant la tête d'Emaz qui était de plus en plus envahie de couleurs vives et bizarres, je lui demandais :
- Vous ne vous sentez pas bien ?
- Si si... mais regardez... votre appareil à photo est en train de rétrécir à vue d'œil...Je ne sais pas si je ne vais pas pouvoir le tenir longtemps... Je crois qu'il est en train de disparaître...
Je vis en effet disparaître l'objet comme dans l'éclatement d'une bulle. En même temps qu'elle, Emaz avait disparu.
Regard circulaire. Salle vide silencieuse. Bourdonnement des oreilles. Et plus d'appareil à photo...
Incompréhension totale et discorde dans ma tête ... Attends, là, il se passe quelque chose, reste calme et réfléchis...C'est une hallucination ou je rêve ?
Temps incroyablement étiré et mouvant comme de l'huile de vidange... je commence vraiment à me sentir très mal.
Je me dis que je suis peut-être en train de mourir...
J'ai le temps encore de penser : " Merde ! On m'a encore piqué mon appareil à photo ! ", puis... Je me réveille en sursaut, mal mal.

Deux jours de suite, ça commence à bien faire.