jour précédent vendredi 12 février 2010 jour suivant retour au menu
De la main de Dieu (Boltanski 3)
ou : comment Boltanski nous met le grappin dessus.

Le plus commenté, et le plus reproduit dans toutes les publications, à en devenir emblématique de Personnes, c'est une installation dans l'installation, visible de tous les points de l'espace, incontournable et qui inquiète, amuse, intrigue le visiteur, et rend même certains, cela se voit à leur regard, sceptiques. Cette sorte de "clou du spectacle" est facile à décrire.
C'est une pyramide de vêtements usagés d'au moins dix mètres de haut, ce qui rend l'homme à ses pieds, un peu dépassé, pour ne pas dire petit, impressionné donc au moins physiquement, comme c'est prévu dans les dessins préparatoires.
Ce rapport est efficace, ni trop petit ni trop grand. Tout reste humain, réel, concret.
Plus on approche et plus c'est impressionnant, on lève la tête.
On regarde devant soi : vêtements usagés, on le sait, indiquant donc autant les absents, ceux qui les ont portés un jour, que ceux qui les porteront peut-être de nouveau un jour, puisqu'on le sait, ils ne sont là que juste prêtés par une entreprise...
Mélange d'étoffes, de couleurs, d'histoires, de plis, de chiffonnages, mosaïque aléatoire, esthétique, économique, sociologique.
Mais ce tas de vêtements n'est pas un vrai tas de vêtements. Il n'est pas plein. À l'intérieur c'est creux, l'espace est occupé par une pyramide construite en métal. Il n'y a de vêtements qu'à l'extérieur, comme une écorce. Boltanski ne travaille pas dans le concret ni la réalité mais dans l'impression, la sensation, la mémoire qu'il provoque, personnelles à chacun donc commune aussi à tous. Peu importe donc qu'on ait devant soi un vrai tas de vêtements. Le principal est qu'on le reçoive et qu'on le vive comme tel.
Mais la description est incomplète car en arrière de ce tas il y a une grue qui fait monter et descendre sur le sommet une pince qui prend à chaque descente une poignée de vêtements pour ensuite la lâcher.
Le mot poignée est approprié : il s'agit là d'une véritable main conçue par des ingénieurs, pour mettre le grappin sur les vêtements.
Le mécanisme mis en route, c'est là que tous les discours, les interprétations sont possibles, et parfois s'enflamment. Ce qui se passe est simple : le grappin descend, prend des vêtements, les soulève très haut, puis les lâchent. Les vêtements retombent sur le tas comme des feuilles mortes.
Cela est fait sans précipitation, assez lentement mais inexorablement. (Sauf comme pour moi et Sandrine lors de notre première visite, quand la grue est en panne ou doit être révisée !)
Écoutons Boltanski : "C'est la mâchoire de Dieu" dit-il à Georges Didi-Huberman qui l'interroge en retour : "Pourquoi as-tu besoin de dire Dieu, d'en appeler à Dieu ?". Boltanski lui répond : "Parce que je ne sais pas quoi dire."
Ce même Georges Didi-Huberman a d'ailleurs une interprétation personnelle de l'exposition : "L'installation de Personnes serait alors à regarder comme un gigantesque joujou, un objet d'enfance disproportionné. Un jouet inversé, un paradoxe, une miniature géante. Dérisoire monument obtenu par l'exagération enjouée de ce que tout enfant possède au fond de quelque tiroir, dans sa chambre : des vêtements mis sens dessus dessous, en tas, oubliés par la loi de la machine à laver, modestes objets de quelque survivance. Et la petite grue que l'on actionnait du bout des doigts en tournant une manivelle."
Il dit aussi, dans un long texte intitulé Grand joujou mortel, (Art Press hors-série) que cette grue lui fait penser à celle de Treblinka prise en photo par un anonyme.
Mais Boltanski n'en parle dans aucune interview à ma connaissance, ce qui ne veut pas dire bien sûr qu'il ignore ce document. S'il fait référence à la Shoah, Boltanski désigne aussi le malheur de tous les humains en général.
Par contre la référence à un jouet bien connu de tous (toujours la dualité personnel/commun) est dite comme dans l'interview de Richard Leydier : "En fait, j'ai surtout pensé, dans les fêtes foraines, à ces sortes de boites en verre à l'intérieur desquelles on tente d'attraper des jouets à l'aide d'un grappin télécommandé. on n'arrive jamais à saisir le petit ours. Je suis parti de cette idée d'une méchante pince qui prend au hasard."
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La plupart du temps Boltanski parle de cette grue comme métaphore de la main de Dieu, parfois de son doigt ou tout simplement du hasard :
"Et il y a aussi la présence de la main de Dieu, c'est-à-dire d'une puissance qui prend et qui rejette ces corps, sans raison apparente. Il choisit ou il tue, on ne sait pas. En tout cas cette puissance sans raison, représentée par une pince qui prend et qui rejette, plane au-dessus de milliers de gens qui sont matérialisés par des vêtements." (interview de Catherine Grenier)
"Ce que je pense, c'est qu'il y a un maître du temps, un maître de la vie et de la mort : on peut l'appeler Dieu ou le hasard. Il n'a aucun lien avec nous et rien ne permet de comprendre son agissement, qui n'a aucune raison apparente.[...] Je m'intéresse aussi beaucoup au hasard, ce qui est la même chose. [...]Je m'y intéresse de plus en plus en vieillissant, parce que j'ai beaucoup d'amis qui sont morts autour de moi. Pourquoi untel meurt et pas moi ? Est-ce que je vais mourir dans cinq ans, dix ans ? Arrivé à un certain âge on sait que la mort est là, qu'elle peut arriver à chaque instant, et qu'il n'y a pas plus de raison pour que ce soit demain, dans quinze jours ou dans cinq ans. C'est comme ça toute la vie, mais ça apparaît plus visiblement à partir d'un certain âge. Et il n'y a aucune explication. Donc la pince, le doigt de Dieu, c'est cela, c'est le fait de prendre plutôt le manteau rouge ou la chemise verte, et qu'il n'y ait aucune explication."
"...ce n'est pas une déploration des morts du tout, c'est un questionnement sur le hasard de la vie et le tragique de la vie qui se termine toujours par la mort." (dans le livre interview de Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, publié au Seuil)

Comment ne pas se sentir concerné ?