jour précédent Mercredi 10 mars 2010 Jour suivant retour au menu
Memento mori
ou : Ce n'est plus ce que c'était, mais quand même !

C'est le 12 février dernier, chez mon ami Ronan à Saint-Malo, lors de l'apéritif précédant comme à l'habitude un repas festin, qui devait être un couscous et qui s'est terminé pour moi par un steak tartare, que je me suis vu proposé par Anne la magnifique, un verre rouge en forme de tête de mort.

Surpris, je pensai aussitôt : "Après tout, pourquoi pas, c'est original et c'est bien le genre de surprises dont est remplie la maison !".
Mais voyant posé un peu plus loin sur une bibliothèque une vraie tête de mort, je me suis dit qu'à bien y réfléchir, il y en avait d'autres dans d'autres pièces, et que nos hôtes devaient apprécier les vanités.
Alors qu'a lieu à Paris une exposition très controversée (au Musée Maillol), réservée à ces particularités très prisées selon les siècles, il est intéressant de voir pourquoi certains artistes contemporains continuent de nous en proposer, alors que ce sujet n'est plus du tout original ni nouveau.
On peut se demander aussi pourquoi certaines personnes aiment côtoyer aujourd'hui encore dans leur quotidien une tête de mort, alors que notre époque fait tout pour maquiller, ignorer, faire oublier cette fin si certaine qui sera la nôtre.
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L'histoire de la représentation de la tête de mort commence il y a bien longtemps puisqu'on la trouve déjà sur une mosaïque, découverte en 1874 dans la partie méridionale de Pompéï, exposée depuis au Musée national d'archéologie de Naples sous le titre de la célèbre citation latine Memento mori (Souviens-toi que tu vas mourir).
Cette phrase, dont on assure qu'elle était prononcée par un esclave à l'oreille de tout général romain vainqueur pour que la victoire ne lui monte pas trop à la tête, a eu un tel succès qu'elle a depuis donné son nom ou servi de titre à toute une série de productions et est devenue carrément un genre artistique, un nom commun.
Ainsi peut-on trouver aujourd'hui intitulés memento mori de nombreux objets allant de tableaux de peintures, anamorphoses, sculptures, photographies, à des bijoux, bagues ou montres.

Memento mori (La mort vient à table) de Giovanni Martinelli, 1634.
La lumière nous montre avant tout sur la table fruits et gâteaux et nous évite de voir tout de suite que dans l'ombre la mort s'est invitée et montre son sablier, juste de quoi refroidir l'atmosphère de la fête et faire une petite mise au point.
Le musicien indique par ses mains qu'il y a erreur, que ce n'est pas pour lui, l'autre en bleu se retourne mais semble incrédule. Quant à la femme en rose, elle semble horrifiée après seulement que sa compagne lui ait expliqué de quoi il retournait... Dans la pénombre un seul serviteur est horrifié, l'autre semble philosophe ou dubitatif. Utilité du memento mori !


memento mori
(église Italie)

memento mori
(ivoire fin XVIè siècle)

memento mori
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Anamorphose représentant un crâne portant l'inscription Memento mori
détrempe sur papier, fin XVIIè siècle.

bagues memento mori
British Museum.
Celle du milieu est exceptionnelle.

Sur son couvercle on trouve une tête de mort mais aussi les serpents de la corruption, les crapauds de la Sagesse.
L'intérieur de la bague, en forme de livre, reproduit un passage de la bible. En plus d'un crâne / un gisant et un sablier.
Sur l'anneau, on retrouve Adam et Eve mangeant la pomme de la connaissance.
Qui aujourd'hui offrirait un tel memento mori à sa chérie, alors qu'à l'époque toutes les femmes rêvaient de ce grand chic ?
Les montres memento mori de Jean Rousseau (1606-1684), arrière grand père du célèbre Jean-Jacques Rousseau, sont uniques comme celle exposée au musée du Louvre.
Denis Martinot, d'une famille d'horlogers de rois, unique au monde, est né vers 1550 et fut l'horloger de Henri IV et Louis XIII. Sa montre memento mori vaut le détour au fabuleux musée d'Ecouen.

Les photographies appelées memento mori furent très répandues au milieu du 19ème siècle, sous forme de daguerréotypes, et représentent un mort (souvent un enfant), seul, dans son cercueil, parfois mis en scène avec un objet favori, ou avec un être vivant (parent proche). Certains photographes s'étaient même spécialisés en memento mori, qui n'avaient rien de morbides, mais constituaient à l'époque le seul moyen de garder un souvenir d'une personne disparue, qui de son vivant n'avait pas été photographiée. Au début cela se pratiquait surtout chez les familles riches, par la suite, la photographie se développant en même temps que le nombre de photographes, les coûts de revient s'abaissèrent et cette pratique se démocratisa.
(Pour ceux que cela intéressent, il existe de très bons sites américains sur les memento mori photographies, comme ici, ou ) (âmes sensibles, s'abstenir)
(Cette dernière remarque me fait penser au travail sérieux et impressionnant de mon ami et artiste Vincent Cordebard, "Conversations faites à un enfant mort", et qu'il a eu tant de mal à exposer.)
Notons que malgré leur appellation de memento mori, (et qu'on n'y voit pas de tête de mort) le sens est légèrement détourné : il ne s'agit plus de rappeler aux vivants qu'ils sont mortels, mais de leur rappeler ceux qui sont déjà morts ! La nuance est de taille, le côté pense-bête et philosophique n'est plus omniprésent. Même si penser aux morts ramène souvent à sa propre mort.

Bien sûr je simplifie. Le sujet était trop beau et impressionnant pour ne pas faire la fortune de l'art et des religions, en y intégrant non seulement le crâne, mais les squelettes entiers et tous les discours et messages.
L'histoire des danses macabres, des vanités (dont la première est attribuée à Jacques de Gheyn le jeune en 1603), des natures mortes, des cabinets de curiosité, est une longue histoire qui n'est pas terminée, avec ses hauts et ses bas (très peu de vanités au XIXè siècle, et je pense que celles d'aujourd'hui ont perdu leur transcendance) et son lot de polémiques (E.H.Gombrich : "Toute nature morte inclut en elle-même les motifs de la "vanité"...)
Les memento mori étaient là pour nous rappeler, pour ne pas oublier, dans notre quotidien, dans nos comportements, que l'on allait mourir. C'étaient de véritables pense-bêtes de notre condition humaine, de rappels à l'ordre, une invitation à remettre en place les choses (y compris nous-mêmes) à leur juste valeur.
Aujourd'hui, la tête de mort ne fait plus peur à personne et ne rappelle plus rien. Elle n'est devenue qu'une icone, un signe récupéré par notre système marchand, familière depuis les hell angels, célèbres motards de mon adolescence, la musique métal, un produit marketing comme un autre, un argument de vente, un thème de plus pour joailliers et clients de luxe, une série de bagues et t-shirts pour adolescents en mal de provocation ou de contestation, pochettes de Cd, vidéo, affiches, jeu vidéo...un simple sticker de masse, un patch, un tatouage de chewing-gum, un logo de corsaire sur mer d"huile, la vedette des agendas de collégiens, des casques de mobylettes, un succès de Converse et de Zippo, un piercing de minettes.Kiff la tête !
La tête de mort n'est plus qu'un exemple de plus, de l'émiettement spirituel de notre époque, de la désacralisation de la vie, du vide de sens d'une civilisation qui s'égare dans sa soif de contrôle comme l'écrit Delphine Antoine dans le beau catalogue de l'exposition citée plus haut.
La tête de mort aujourd'hui n'est plus un memento mori.
Les artistes contemporains le savent bien et que peuvent-ils faire d'autre, sinon dénoncer la consommation à outrance, rigoler ou faire " quelque chose de joli" ? (à part quelques rares exceptions bien sûr).
C'est joli certes et bien fait, mais cela ne me perturbe pas.
Combien chuchotent encore quelque chose dans l'oreille de nos empereurs d'aujourd'hui, pourtant oh combien plus puissants que sous Rome ?


Crâne Gauloise,
Technique mixte,
1991,Serena Carone.

Gants-tête,
Gants et cray.de couleur,
1999,Annette Messager.

Sans titre,
Os, résine polyester et cuir,
2006,Nicolas Rubistein.
Les têtes de mort aujourd'hui laissent indifférent, à la rigueur sourire.
Pourquoi pas ? Est-ce un bien ou un mal, doit-on le regretter et l'accepter ?
Les organisateurs de l'expo laissent supposer qu'ils ne sont pas dupes (ne l'ont-ils pas appelée "C'est la vie! Vanités de Pompéï à Damien Hirst" ?) et les critiques sévères de l'exposition ne se sont pas privés d'en rire (Alexis Jakubowicz dans Libération : "C'est la vie ! Parcours en orbites", Vincent Noce dans le même journal : "Tempête pour un crâne sur les routes du vain", Bénédicte Ramade dans L'oeil : "des "crâneurs" invités chez Maillol.")
Alors aujourd'hui n'avons-nous plus de memento mori ?
Si bien sûr mais ce ne sont plus les mêmes qu'avant et la tête de mort n'est plus utile !
Les memento mori d'aujourd'hui sont, par exemple, les enterrements (dont on profite pour regarder un cercueil dont on sait très bien qu'un jour il sera le nôtre), les accidents de voiture (où l'on réalise qu'on peut mourir sur le coup en quelques secondes!), les infarctus (où l'on s'aperçoit qu'on peut mourir en deux minutes, sans signe précurseur).
A la vôtre, Anne et Ronan !