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Odradek, fortune d'un mot que je ne connaissais pas
ou plus exactement que j'avais oublié et jamais utilisé.
(page dédiée à Christian Dufourquet.)

Lors d'un commentaire envoyé par mon ami Christian D. à propos d'une page récente, il m'écrivait : "Tes photos sont belles, foutent le chagrin (sauf quand il y a des enfants...). En fait, ça me rappelle la parole de Benjamin : Odradek est la forme que prennent les choses oubliées. Voilà, tes photos sont un odradek de nos vies (peu importe qu'elles soient datées de la veille au soir)."
C'était bien gentil, mais qu'est-ce que c'était cette histoire d'Odradek ? Ce mot ne me disait absolument rien.
Comme je lis mes mails chaque matin en prenant mon petit déjeuner assis devant mon ordinateur, je faisais aussitôt une recherche et rapidement m'apercevais de l'étendue de mon ignorance puisque ce mot semblait avoir fait fortune : Odradek était le nom d'un chanteur, d'un quartet classique, un titre de Cd, mais aussi celui de nombreuses revues littéraires un peu partout dans le monde, de maison d'édition italienne, d'une grande librairie à Rome, sans parler de titres de romans...et j'en passe !
Ben ça alors !
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Heureusement le lendemain Christian revenait à la charge sur ce mot dans un autre mail : "... Odradek, c'est ce bizarre petit objet avec des fils, qui rôde dans une très courte nouvelle de Kafka (mais je suppose que tu le sais)..."
Là je sentais que la piste était bonne. Aussitôt mail, aussitôt fait ! Direction ma bibliothèque où je trouve un livre que j'avais pourtant lu, où sont rassemblés des nouvelles ou courts textes de Kafka (A la colonie pénitentiaire et autres récits, Actes Sud, collection Babel, 1998.)
Il s'agit d'un court texte, sans doute rédigé en 1917, dont on n'a jamais retrouvé le manuscrit, et qui s'appelle ici Ce qui tracasse le père de famille, traduit souvent ailleurs par Le souci du père de famille (titre original : Die Sorge des Hausvaters)

Bon, au départ, c'est clair, c'est un mot créé par Kafka qui s'amuse (car Kafka ne manque pas d'humour) des "uns" et des "autres" qui en cherchent l'origine...
Pourtant rien que ce mot a intrigué et suscité de nombreuses études, recherches, interprétations, comme aiment en faire les universitaires, les savants, les psychanalystes, et autres producteurs de sens professionnels.

Pour les amateurs, au fin fond du net, on peut trouver de beaux textes, comme celui-ci (L'inter-dit du nom propre par Judith kasper de l'université de Vérone) dont j'ai choisi l'extrait suivant, pour vous donner une idée :
Si j'ai bien compris, le nom d'Odradek doit "être lu littéralement si l'on veut éviter le piège de la signification". Bon avec ça, je ne sais toujours pas ce que c'est qu'Odradek, à part un mot. Heureusement Kafka ne nous fait pas languir trop longtemps :
C'est clair : c'est une créature dont le nom est Odradek.
Avec une telle description, on peut imaginer que les artistes se sont déchaînés, et il est tentant à chacun en effet d'essayer de représenter Odradek et pour certains même essayer d'en construire un prototype !
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On verra un peu plus tard pourquoi certains l'associent avec un escalier ou des marches...Mais auparavant Kafka doit préciser plusieurs choses:
 
Aucun indice ne peut quant au passé de cette créature indiquer qu'elle a été un jour utile à quelque chose. On est en présence de quelque chose qui n'est même pas abîmé ou disloqué et qui dans son achèvement n'a simplement pas de signification. Et pourtant cela existe bien, la preuve en est la mobilité si extrême qu'on ne peut l'approcher ou l'attraper !
Créature fuyante donc, mais est-ce quelque chose pour cela de vivant ? (dans l'extrait précédant Kafka dit que cela tient debout comme sur des jambes)
Dans le paragraphe suivant on apprend que l'odradek est masculin (il...) et petit comme un enfant à qui il arrive de fuguer mais qui revient toujours (immanquablement).
Est-ce à dire qu'on ne peut pas s'en débarrasser ? que c'est quelque chose qui reste avec vous même s'il patiente parfois dans le grenier ou en allant faire un tour ?
Peut-on aller puisqu'à penser ou sentir que l'odradek est collant (ne vous lâche pas!) ?
On comprend pourquoi beaucoup d'artistes contemporains associent dans leurs travaux un escalier (comme dans cette tour Odradek de Mary Kim ou cette photo (Odradek,Táboritská 8, Prague, 18 July 1994) de 2,3 mètres sur presque 3, (voir détails) visible au Museum für Moderne Kunst, à Frankfurt sur Main de Jeff Wall, qui fait un malheur en ce moment à Paris) :
La fin de la nouvelle est digne de Kafka :
L'Odradek non seulement parle et rit même s'il n'a pas de poumons, son rire est un frou-frou de feuilles mortes, mais il survivra à Kafka, ce qui le fait souffrir !
De là, on comprend les nombreuses interrogations et interprétations suscitées par Odradek et ce court texte, ainsi que son succès dans la littérature et la critique, qu'elles soient littéraires, psychanalytiques, philosophiques voir même politiques, ainsi que la fortune du mot aujourd'hui devenu et employé comme nom commun, ce qui pour un mot constitue son passage à la gloire !
C'est ce que montrent les documents et exemples que nous pourrons lire dans la page suivante et qui convaincront j'espère les sceptiques !
Longue vie donc à Odradek qui souligne, une fois de plus le génie de Kafka !
(à suivre)