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L'intégrale des vies minuscules
Mise en scène de Jean-Christophe Cochard, ou : un pari gagné sur Pierre Michon. "Ce sont de drôles de types qui vivent de leur plume Ou qui ne vivent pas c'est selon la saison..." chante Léo Ferré.
Il fait comme il peut, il traîne, il vit de résidences, d'invitations, de copinages, de prix (Louis Guilloux, Décembre...), il écrit, lentement, pas toujours, peu mais bien. Un peu fainéant, il aime se laisser aller, boire, se documenter, prendre son temps, attendre que ça vienne. Il sait qu'on sait qu'il est un grand écrivain. En 25 ans, il a (péniblement pourrait-on dire) publié une douzaine de livres, souvent pas épais mais riches. Il vient de recevoir le prix de l'Académie Française pour Les onze. C'est une vedette (il en profite et s'en amuse, il aime faire sa star, comme dans Télérama ou au dernier salon du livre à Paris...). Il est sorti de l'auberge, il était temps. On dit qu'il va bientôt refaire l'acteur en Avignon (le rôle de Jean de Gand dans la tragédie du roi Richard II de Shakespeare, mis en scène par Jean-Baptiste Sastre). Je ne sais pas si c'est vrai, de toute façon rien ne lui est impossible, on me dirait qu'il va faire une pub pour le vin en cubi que je le croirais. On peut raconter n'importe quoi, il s'en fout, blindé par son ego et son humour à toute épreuve. En attendant, Les vies minuscules font partie de ces livres météores qui font date dans le ciel de la littérature, qui servent de phare, de signe de ralliement, de sésame ou de mot passe pour les amateurs d'une certaine Littérature. C'est ce qui m'a fait rencontrer Jean-Christophe Cochard, un soir dans un restaurant de Nogent...Je lui ai demandé s'il connaissait Michon, il m'a dit : - Oui, je travaille sur Les vies minuscules depuis 17 ans ! - Que dit Michon ? - Il m'a donné son accord, mais Michon, c'est toute une histoire (rires), je connais le bonhomme depuis longtemps...depuis 17 ans ! C'est comme ça que j'ai eu la chance de rencontrer Jean-Christophe ! ...
Ce dimanche 25 avril, Il présentait les vies minuscules , pour la deuxième fois "en entier". Il faut dire que les vies ont été montrées (montées, jouées, lues, interprétées...?) sur scène indépendamment les unes des autres, depuis des années (La première vie montée par Jean-Christophe Cochard, la vie du père Foucault date de 1993, un an après sa rencontre avec ¨Pierre Michon !), environ une soixantaine de fois. Son théâtre de l'argile se retrouvant donc là pour l'intégrale, pour rien au monde, je n'aurais raté cette occasion, et disons-le tout de suite, je n'ai pas été déçu du voyage ! Commencée peu après 15 heures, salle pleine, cette intégrale coupée par des pauses où étaient offerts aux spectateurs, vin, jus de fruits, gâteaux, sandwiches, salades, ne se termina qu'à 22h28, salle quasiment pleine. (Mais certains n'avaient acheté des places que pour telle ou telle vie...car avaient déjà vu les autres au hasard des spectacles donnés précédemment (1er avril à Romorentin-Lantenay, le 2 avril à Montlouis-sur-Loire, le 3 avril à saint-Amand Montrond, 20 avril à Argenton-sur-Creuse, le 21 avril à Mainvilliers etc...)
Première pause. premières cigarettes, premières discussions et échanges de vue, d'impressions. On se demande si on peut "adapter", théâtraliser, mettre en voix, mettre en scène un texte de Michon, ou un texte tout court, non écrit pour le théâtre... Il y en a qui qui ouvrent le livre, indiquent des passages, vérifient si "tout" a été dit, lu, "joué"...Je vais incognito d'un groupe à l'autre, écoute, entend...Les avis vont bon train, on se demande "si tout le reste" (les autres vies) vont être "comme ça"... Visiblement les gens restent. On se presse à l'entrée pour la "Vie" suivante. "ils" ne suivent donc pas l'ordre du livre.
Les photos suffisent. Le public est abasourdi, scotché par le texte de Michon, par la manière dont "ces deux-là"
le jouent (et surtout face à la performance de Cochard et à ses emportements délirants à la hauteur du texte). On ne raconte pas "ça".
La voix et le corps de Cochard portent les mots de Michon. Il y a là comme un envoûtement, un sortilège,
celui de la littérature portée à son incandescence
comme Roland Bankroot s'était lui aussi laissé prendre. Texte inoubliable de Michon pour le spectateur, qui se précipitera pour le lire, ou le relire, marqué
à jamais par cette interprétation-là !
est à jamais introuvable, tout proche et se dérobant ; et le lendemain de nouveau on la traque cette petite boutonnière, on va la trouver, tout s'ouvrira et enfin on sera délivré de lire, mais
le soir vient et on referme la page d'invincible plomb, on tombe plomb soi-même."
Il est 18h27. Le public sort abasourdi, écrasé par le choc reçu. Il a applaudi à tout rompre, crié des bravos.
Les acteurs sont revenus plusieurs fois saluer, épuisés eux-aussi. La pause sera plus longue, le temps de reprendre de l'énergie,
de se restaurer et s'hydrater.
"On m'opéra ; sans doute avais-je été trop peu anesthésié, car j'eu conscience du jeu des trépans sur l'os de ma joue ; mais cela sans douleur, comme au coeur d'un léger rêve où j'eusse assisté à
ma propre autopsie, bénigne et réversible, pour mon édification ; on m'ouvrait comme un livre et comme tel je me lisais, à haute et confuse voix,
pour le plus grand plaisir des carabins dont j'entendais les rires."
Lors de la dernière pause, il n'est plus question de se poser le problème de l'adaptation des textes de Michon sur une scène !
Tout le monde ne s'échange que sa surprise, ses émotions, son étonnement. Pas question de partir. Il semble que chacun soit pris et entraîné dans un marathon,
fatigué; mais décidé à aller au bout, "coûte que coûte".
Un petit air euphorique semble avoir pris possession des âmes, comme d'une drogue aux effets irrépressibles.
Chacun à l'impression en fait de vivre en direct, une grande rencontre entre un texte, un auteur
des acteurs, et un travail de mise en scène exceptionnel, une sorte de pari gageure insensé et gagné. Une fois de plus, en entrant de nouveau dans la salle, personne ne s'attendait à voir une vie aussi magistralement interprétée par Stephane Godefroy et Hubert Godon. Il était 21h14, et je suis sûr que personne n'oubliera l'heure suivante où il fut emporté par la Vie de Georges Bandy
Stephane Godefroy prend possession du personnage autant que le personnage prend possession de lui. C'est purement époustouflant, et ne peux rien dire de plus :
possédé à mon tour, comme visiblement la salle entière.
Il est 22h12 quand Georges Bandy salue la salle qui ne sait plus comment dire son enthousiasme et le choc reçu. Il faut dire que ce théâtre de l'argile, monté par Jean-Christophe Cochard est assez spécial. Depuis des années, chaque acteur a choisi "sa" Vie, et n'arrête pas de la travailler et l'améliorer au fil des spectacles. Chaque acteur a d'autre part sa vie d'acteur totalement libre et indépendante. Quand ils se retrouvent, comme ce soir, tous, pour jouer l'intégrale, on sent un plaisir de jouer ensemble, et que chacun donne le meilleur de lui-même. En dehors du fait que tous, bien sûr aussi, sont au service de Michon, qu'ils estiment plus que tout, et rappelons-le, que Jean-Christophe Cochard travaille sur Les vies minuscules depuis...17 ans !
Ce qui s'est passé plus tard n'était pas public. La Cène sur la scène...Une sorte de tradition à laquelle pour mon grand plaisir je fus invité.
Je ne parlerai pas du plaisir que j'ai eu à rentrer à 4h30 du matin à Thiron-Gardais. Pour une fois que je ne m'étais pas aperçu, moi qui en ai horreur, qu'on était dimanche, et que celui-là je n'étais pas près de l'oublier ! |