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Alors il est comment Lucifer ? (Dante no 3)
ou : cherchez les erreurs.

Dans le chant XXXIV de l'Enfer, (dernier chant) Dante rencontre Lucifer qui comme on l'a déjà dit èmerge à mi-poitrine d'un lac gelé. On est dans la dernière région du 9ème cercle, au fin fond de l'enfer.
Cette histoire de lac et d'immersion n'est pas facile à représenter et les illustrateurs ont ramé, certains plus que d'autres. Mais dans l'ensemble, ils ont réussi d'une manière ou d'une autre à indiquer l'état d'immersion de Lucifer (que je surligne en rouge) dont on verra l'importance plus tard :

Gustave Doré (commencé en 1857) Botticelli (commandé par le cousin de Laurent le Magnifique vers 1480)

William Blake (1825-1827) Salvador Dali (commandé en 1951) (référence non trouvée)

La description de Dis (traduit parfois aussi par Dité, roi des enfers, équivalent du romain Pluton, Lucifer, le Diable, Satan, Belzébuth... en personne) par Dante est je trouve très précise :

Je n'ai pas le courage de retaper la traduction de Jacqueline Risset qui passe pour être la meilleure. (éviter aussi d'éventuels droits de hauteur ?). Je prends celle d'Antoine de Rivarol, libre de droit sur Wikisource.
Alors le diable de Dante ? Je résume pour ceux qui ne lisent pas la poésie ou sont pressés, dans l'ordre où ils sont donnés, les détails importants, :

1- Il a 3 têtes.
- Celle du milieu est rouge (symbole de la haine ?)
- celle de droite est blanche, jaune (symbole de l'impuissance ?)
- celle de gauche est noire (symbole de l'ignorance ?)

2- Il a deux ailes
- comme celles d'une chauve-souris
- sont responsables, en battant, de trois vents qui glacent l'eau.(Eh oui, pas bête !)

3- Il pleure (par ses six yeux) et il bave du sang (par ses trois bouches).

4- Chaque bouche dévore (pour simplifier) un des pires traîtres : les traîtres envers leurs bienfaiteurs !
- au milieu, la tête dans la bouche, les pieds dehors, Judas Iscariote, l'apôtre qui a trahi Jésus pour quelques pièces d'argent,
- à droite, Cassius, la tête dehors se débat comme il peut.
- à gauche, dans la gueule noire, Brutus, qui se débat autant que Cassius.
Qu'est-ce qu'ils ont fait ces deux-là ? Le 15 mars 44 av. J.-C. ils ont poignardé César bien sûr !

. À quel point ne devais-je rester abasourdi,
lorsque je m'aperçus qu'il avait trois visages,
l'un d'eux sur le devant et de couleur vermeille,

les deux autres collés aux bords de ce premier,
juste sur le milieu de l'une et l'autre épaule,
et venant se confondre au sommet de la tête.

Pour le visage droit, il semblait jaune et blanc ;
le gauche cependant semblait de la couleur
des gens qui vivent là d'où le Nil prend son cours.

Au-dessous de chacun sortaient deux grandes ailes,
telles qu'elles vont bien pour un pareil oiseau,
plus vastes que ne sont les voiles des navires.

Elles étaient sans plume et ressemblaient aux ailes
de la chauve-souris ; et il les agitait
avec tant de fureur, que trois vents en sortaient,

si froids, qu'ils font geler les ondes du Cocyte.
Il pleurait des six yeux, et sur ses trois mentons
les pleurs coulaient, mêlés d'une bave sanguine.

Chaque bouche mettait un pécheur en lambeaux,
le broyant dans les dents comme avec une macque :
il châtiait ainsi trois damnés à la fois.

Pour celui de devant, la morsure des dents
n'était que peu de chose, auprès des coups de griffe
qui lui laissaient souvent toute l'échine à nu.

« L'âme qui doit souffrir le tourment le plus grand
est, disait mon seigneur, Judas l'Iscariote,
dont la tête est dedans et qui bat l'air des pieds.

Et quant aux autres deux, qui restent tête en bas,
Brutus est celui-ci, qui pend au mufle noir ;
tu vois comme il se tord, sans souffler un seul mot !

Le dernier, qui paraît si fort, est Cassius.
Mais voici que la nuit retourne, et il nous faut
partir dorénavant, car nous avons tout vu. »

Cela semble donc, avec autant de détails, assez facile à dessiner ou peindre non ? Et bien non. Les illustrateurs semblent soit ne pas avoir lu le texte (ce qui ne m'étonnerait pas de Dali, qui acceptait les commandes surtout pour le fric), soit choisi ce qui les intéressait ou les impressionnait.
Tant mieux, cela nous permet de jouer à cherchez l'erreur (ou les erreurs) !
(Rappel : nombre de têtes, couleur des têtes, nombre d'ailes, les 3 traîtres...)
Gustave Doré indéterminé Salvador Dali
Codex altonensis, détail. Ex Bibliotheca Gymnasii Altonani (Hamburg)(Toscane, 1350-1410) William Blake

A part un accessit mérité au codex (qui seul donne des couleurs aux visages par exemple...) mais intéressant pour un autre point sur lequel nous reviendrons plus tard, mon illustration préférée est celle de Botticelli, qui en fait en a fait deux :
-la première (déjà montrée) :


- la deuxième qui est spéciale, et on le verra carrément géniale, non seulement parce qu'elle reprend la première mais surtout parce qu'elle la complète à un tel point qu'elle illustre tout le chant XXXIV en entier !
Et ça, c'est quelque chose ! Car dans ce chant, la rencontre et la description de Lucifer ne sont que le début et un épisode d'un parcours unique et difficile puisqu'il doit amener Dante et Virgile, de l'autre côté, c'est-à-dire au Purgatoire, ce qui n'est pas sans surprise.

Si le codex altonensis est impressionnant d'ailleurs, c'est parce qu'il tient compte du problème tout en l'élucidant, en faisant deux pages différentes, un peu comme chez le coiffeur : avant et après.

....

Il nous manque le passage...l'entre-deux, le chemin de l'un à l'autre...
Dante ne passe pas sous silence son étonnement, quand à un moment il se retourne. Il ne comprend ni la disparition des glaces ni comment et pourquoi le diable se retrouve les pieds en l'air, et comment on est passé du jour à la nuit. (C'est Virgile bien sûr qui répondra comme d'habitude à ses questions et lui expliquera.)
Et c'est là que Botticelli est génial puisque dans un seul dessin il rassemble et montre (illustre) le tout.
Cherchez combien de fois en six ans j'ai utilisé cet adjectif.
(à suivre)