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Devant mon ordinateur, comme devant une feuille blanche.
ou : on the road to Byblos...

Levés trop tard, nous ne partirons que demain pour voir Élise à Chauvigny. Avant d'aller à la piscine Charlotte décide de peindre,
moi de commencer une nouvelle page.
Il est 13h45. La maison est fraîche et calme. Les coureurs pédalent et suent pour atteindre les cols, dans le cuisine les mouches explorent les vitres, la machine à laver la vaisselle lave la vaisselle. Je sais qu'ailleurs les travailleurs travaillent. Tout semble faire partie d'un certain ordre.
Nous sommes simplement dans cet instant-là, que j'essaie de capter et d'apprécier, immobile .
Mais je sais, comme dit Jankélévitch (Quelque part dans l'inachevé, Gallimard, p.36), que "l'occasion est brève comme un songe et jamais ne se reproduira ; parce qu'enfin l'occasion ressemble à cette passante de Baudelaire, à cette inconnue que jamais nous ne reverrons :
.........Un éclair...puis la nuit ! -fugitive beauté
.........Dont le regard m'a fait soudainement renaître
.........Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
"
J'essaie quand même de rester dans cette "urgence de l'instant" qu'il dit qu'il faut surveiller, avec "un mélange de vigilance et de souplesse, de décision et d'abandon", si l'on veut "capter l'idée au vol" (p.37).

Il est 16h43 : je n'ai capté aucune idée intéressante au vol. Je suis seul à ma table devant mon ordinateur comme devant une feuille blanche. Les coureurs n'ont pas fini encore leur étape de montagne. Je n'ai pas fini ma page. Tout va bien.

Sans doute que l'urgence de l'instant supprime toutes les autres urgences.

Jeudi 3 juin 2010, 10 heures du matin.
Pour sortir de Beyrouth, j'ai loué un taxi pour la journée avec comme but la visite de Byblos, située sur le littoral à 37 km au Nord.
Mais quelle n'est pas ma surprise. L'autoroute qui longe la côte est un enfer : je ne vois ni la mer ni même un brin de verdure. Sous un ciel blanc tout est occupé par des immeubles, dans une brume polluée par la circulation, la mondialisation des images, de la publicité, de la consommation. Dans mon vieux taxi non climatisé, la chaleur n'en est que plus désagréable. Pour oublier la circulation infernale, Le chauffeur et moi passons le temps à nous offrir des cigarettes.
Voyant ma déception, le chauffeur me propose de faire un détour dans une petite vallée où l'on peut visiter les grottes de Jeita, "les plus belles grottes du monde" m'assure-t-il. Le mot vallée me fait envie, espérant voir autre chose du Liban que ses immeubles en construction!.
Et puis les grottes aussi, en général ça me plaît, depuis que je suis petit... Là encore une histoire de mots qui font rêver : stalactites, stalagmites, concrétions, rivières souterraines...
Alors, pourquoi pas !
Après quelques kilomètres de maisons, enfin des arbres et une vallée ! mais bon, il ne faut pas trop lever la tête !
Le chauffeur insiste pour faire une photo de moi. J'accepte en pensant que c'est la première de moi faite au Liban, et puisque je voyage seul, qu'il n'y en aura sans doute pas beaucoup d'autres. En me retournant, je vois au fond de la vallée un pont détruit par la guerre peut-être.
L'arrivée aux grottes me met de mauvaise humeur. L'entrée est chère, la maison aux souvenirs ne propose vraiment que des merdes hors prix et ses cartes postales sont moches. La publicité géante à l'entrée du tunnel est écoeurante, et j'ai le coup de grâce quand on met mon appareil à photo dans une consigne avant d'entrer dans le tunnel. Interdiction de prendre des photos (même sans flash), ni de filmer!
J'entre dans le tunnel d'entrée les poings dans les poches. Il faut vraiment aimer la géologie et être curieux comme je suis pour ne pas avoir rebroussé chemin !
Je ressors calmé, car cette première salle est assez belle surtout par sa grandeur et sa profondeur.
Avant de descendre avec un petit train vers une deuxième galerie, je regarde un documentaire racontant l'histoire de ces grottes, leur destruction pendant la guerre, et leur reconstruction après.
Ces grottes sont aujourd'hui dans les mains d'une société allemande, Mapas, qui a investi 11 millions de dollars dans l'affaire !
Ce contrat est pour le moins surprenant (mais on imagine facilement les raisons qui ont poussé certains haut dignitaires libanais à donner le feu vert) et sur Internet on peut vérifier qu'il ne fait pas l'unanimité.
Quant à la hideuse statue, oui, je vous en laisse imaginer l'intégralité...

- Chauffeur ! On va à Byblos !
- Vous ne voulez pas déjeuner ?
- Non, partez, allons directement à Byblos...!
- Cigarette ?
- Oui, merci....Allez, en route !
Après tout, c'était le but de ma journée...
Affronter un mot, Byblos, qui est dans ma tête sans doute depuis la cours d'histoire de ma classe de sixième.
Difficile de me concentrer sur la déesse Hathor, la Dame de Byblos, sur Alexandre le Grand ou Saladin qui mit une pâtée aux Croisés en 1187, ou le voyage d'Ernest Ronan chargé par Napoléon III d'étudier la ville et ce qui en restait !
Pour l'instant, à travers le pare-brise ce n'est toujours que ce même paysage affligeant :
Il est 13h30 quand nous entrons dans Byblos.
J'ai faim, j'ai soif, et je dois le dire une certaine appréhension.

"L'imprévu que chaque minute nous apporte, l'instant suivant peut nous le soustraire ; mais l'instantanéité perpétuelle et inépuisable de l'occasion est une invitation à aller toujours plus loin, au-delà de nous-mêmes, et à réinventer sans trève une vérité qui se dérobe."
(Quelque part dans l'inachevé, Vladimir Yankélévitch, déjà cité, p.91)