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De l'oubli de certains auteurs
ou : "La faim des tigres ressemble à celle des agneaux"

Le livre de Bruno Vercier commence avec un exergue de Pierre Michon qui illustre parfaitement le propos : faire sortir de l'oubli un écrivain (presque) totalement ignoré aujourd'hui, pourtant connu et reconnu à son époque, puisqu'il avait failli obtenir le premier prix Goncourt en 1903, et raté de peu celui de 1904 et de 1906.
Il était né Louis Philippe, le 4 août 1874 et sans trait d'union. Charles était le prénom de son père et aussi celui de son parrain, "Charles Berton, sabotier, demeu-
rant à Vieure".
....
"Les gens qui viennent à Paris pleins d'énergie, c'est bien sûr pour écrire, mais c'est aussi quand même pour coucher avec des duchesses. Ils n'en sont pas encore réduits au fait qu'ils vont être toute leur vie dans une mansarde à écrire pour la postérité, vous comprenez ? "
Pierre Michon,
Le roi vient quand il veut

Bruno Vercier précise quelques lignes plus loin "Ce prénom triplement royal semblait annoncer un destin hors du commun.". Ce "semblait" nous laisse craindre le pire mais fait que le lecteur ne décroche plus du livre. Bruno Vercier dépasse son pari : non seulement il arrache Charles-Louis Philippe de l'oubli, mais il donne une envie furieuse de le découvrir (ce qui est mon cas) et le lire (et sans doute pour quelques-uns le relire).
Car dès le début (c'est le titre du deuxième chapitre) on est convaincu que " C'est un vrai..." selon le mot de Gide qui dans son Journal à besoin de rajouter et d'insister : "Philippe nous apparaît très grand."

Bruno Vercier sait que les goûts de Gide ne fascinent pas forcément tout le monde (il a refusé Proust chez Gallimard), qu'importe ! En quelques pages il rappelle, presque du bout des lèvres, presque insidieusement, des faits alléchants pour tout amateur de littérature. Exemples :

- C-L. Philippe est celui qui est pressenti par Octave Mirbeau pour le premier prix Goncourt en 1903.(pour Le Père Perdrix), puis pour Croquignole en 1906.
- C-L. Philippe fait partie du « groupe de Carnetin » — du nom d'une maison louée en commun, près de Lagny, sur la Marne — avec Francis Jourdain, Marguerite Audoux, Léon Werth et Léon-Paul Fargue. Il est aussi lié d'amitié avec André Gide et Valery Larbaud.
- En 1910, la Nouvelle Revue Française (dont il est à l'origine de la création en 1908) lui publie un numéro hommage (no 14 du 15 février 1910) où participent Gide et Claudel !
- On sait que Thomas Mann et Kafka ont lu dans les années 20 Marie Donadieu.
- En 1932, la traduction anglaise de Bubu de Montparnasse (qui a rendu célèbre L-C.Philippe dès 1901) est préfacée par T.S.Eliot,
- En 1937, Giraudoux publie un très beau texte sur C-L Philippe, qu'il reprendra dans Littérature en 1941.
- De grands critiques étrangers tels que Georg Lukács (dans L'âme des formes,1910) et Leo Spitzer (1923) se sont intéressés à son oeuvre.

Je n'en dirai pas plus de ce qu'il y a dans le livre de Bruno Vercier. Cela va d'anecdotes redoutables, citations de l'oeuvre, témoignages écrits, à des lettres reçues et documents qui font partie aujourd'hui de l'histoire de la littérature française, mais aussi touches et remarques d'une grande sensibilité et tendresse de la part de Bruno Vercier, qui font que ce livre n'est pas une biographie au sens habituel. On sent qu'il est touché par cet écrivain malheureusement oublié, injustement ignoré, incompréhensiblement mal jugé aujourd'hui, rabaissé à "un écrivain du peuple" ou, pire encore, d'un "écrivain régionaliste" (p.17)
Mais Bruno Vercier a pris soin auparavant à nous dire (p.16) où il place C-L. Philippe dans la littérature :
"En 1911, quand la revue devient maison d'édition, les trois premiers livres publiés, au mois de juin, sont l'Isabelle de Gide, L'Otage de Claudel, et La Mère et l'enfant de Philippe. Le petit Philippe entre les deux géants, Claudel et Gide, comme Cingria entre Balzac et Faulkner dans Trois auteurs de Pierre Michon - cette filiation m'enchante, Philippe, Cingria, Michon... trois de mes emballements successifs, trois écrivains venus d'ailleurs, de nulle part."
Maison natale de C-L. Philippe
à Cerilly (Allier)

(Claude Herzfeld un an auparavant, titrait lui son livre (L’Harmattan, Paris, juin 2009) : Charles-Louis Philippe, Entre Nietzsche & Dostoïevski, deux auteurs qu'affectionnait particulièrement C-L.Philippe, (avec aussi Michelet comme Pierre Michon...).

(clin d'oeil de Bruno Vercier p.64 qui termine son chapitre par "Vies minuscules").

Je n'avais entendu parler de ce livre qu'une fois dans une émission à France culture (on peut encore l'écouter) où les critiques n'avaient pas été tendres, visiblement peu intéressés ou touchés par C-L.Philippe ni par le travail de Bruno Vercier, sans doute trop "michoniens" pour eux, allant même jusqu'à dire que Philippe était inventé par Bruno Vercier comme l'était le tableau des Onze de Michon.

De plus, Gallimard ne semble pas avoir suivi ni beaucoup accompagné la sortie du livre (ni profité du centenaire de la mort de Philippe en 2009 pour faire certaines rééditions). Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais je trouve cela injuste aussi bien pour C-L.Philippe que pour Bruno Vercier, comme semble injuste, la vraie mort de Philippe "si jeune, à trente-cinq ans" en 1909. Son dernier médecin, Élie Faure avait diagnostiqué une typhoïde provoquée par des huîtres.
..

Il existe six récits qui relatent sa mort, de Gide en passant par Copeau jusqu'à Paul Léautaud, pourtant arrivé un peu plus tard. Les dix pages du tome II de son journal (p.411 à 421 dans l'édition originale) sont du pur Léautaud et comme d'habitude surprenantes, je dirai peut-être pourquoi dans une prochaine page.

Si en librairie on ne peut trouver que peu de ses livres facilement (encore faut-il avoir en stock Bubu de Montparnasse ou Croquignole), par contre grâce à Internet cela devient plus facile, marché d'occasion oblige, mais aussi grâce à la numérisation des livres.
On peut trouver ainsi une version numérique de plusieurs livres et à plusieurs endroits. Exemples :
- L'enfant malade, (Gallica, édition du Mercure de France 1890)
- Bubu de Montparnasse, 1901, (avec 90 lithographies de Grandjouan, édition Albin Michel de 1905)(source Internet archive, université de Toronto), (disponible aussi chez Gallica dans l'édition Fasquelle de 1927)
- Charles Blanchard, préface par Léon-Paul Fargue, 1913. (ebook téléchargeable en pdf)
- La mère et l'enfant (Gallica, édition nrf 1911)
- Marie Donadieu, 1904. (chez Gallica, édition Fasquelle de 1928)
- Dans la petite ville, 1910. (chez Gallica)

A noter le site formidable de la Revue des ressources qui présente des pages exceptionnellement riches en textes et documents sur Charles-Louis Philippe, et où l'on trouve quantités de liens incontournables pour ceux qui veulent en savoir beaucoup plus (lieux et fonds d'archives, musées, association internationale des amis de C-L.Philippe...).

A consulter absolument :

- Actualité de Charles-Louis Philippe, présentation (1/5) (avec entre autre le texte incroyable d'Octave Mirbeau où dans une interview accordée à Gil Blas, il déplore le manque d'audace de l'académie Goncourt dans ses choix. Magnifique Mirbeau : "« Si vous saviez quelle colère j’éprouve contre cette académie stupide, plate et méchante, contre Descaves surtout – qui n’a pas su donner à ce grand artiste un peu de bonheur, un peu de tranquillité…"
Quel membre aujourd'hui de l'Académie Goncourt oserait dire ça ?)
- Actualité de Charles-Louis Philippe — Marguerite Audoux (2/5)
- Actualité de Charles-Louis Philippe - Léon-Paul Fargue (3/5)

À lire aussi le texte d'Elie Faure , écrit en revenant de son enterrement (plus exactement du départ de sa dépouille par le train pour aller au cimetière de Cerilly, où il est enterré) "Charles-Louis Philippe est mort. Nous avons été sept ou huit, entassés dans deux fiacres, à suivre sa pauvre dépouille jusqu'à la gare. Il faisait nuit, il pleuvait, il y avait par terre des flaques d'eau où tremblotaient les lueurs du gaz couché par le vent, nous pataugions dans la boue, entre des bâtisses noires. On l'a mis dans un wagon de marchandises.[...]"
("[...]Il n'y avait mercredi soir, sur le cercueil de ce pauvre employé à 200 francs qu'emportait au grand trot à travers la pluie le fourgon funèbre, que des couronnes de perles envoyées par des « collègues ». Il y avait derrière sept ou huit hommes et trois femmes qui pleuraient, une vieille maman qui remerciait humblement ces messieurs et dames d'accompagner son fils.[...] "

Léautaud, dans son journal du mercredi soir 22 décembre 1909, finit sa page par :"Je voulais revenir rue de La Chaise pour la mise en bière. Un chien égaré que j'ai trouvé et que je me suis amusé à reconduire chez lui, à la même heure, en voiture, dans un quartier au diable, où je n'avais encore jamais mis les pieds, m'en a empêché."

Bruno Vercier dans son livre répond non sans humour (p.15, 16): "[...]Mais alors pourquoi Gide, Fargue, Larbaud ont-ils tenu à venir malgré les trains détournés et les intempéries ? Pour eux Philippe est indéniablement l'un des grands jeunes écrivains du début du siècle [...])

Finissons comme nous avons commencé, par un exergue. Celui de La faim du tigre de René Barjavel : "La faim des tigres ressemble à la faim des agneaux".

Et bien, c'est de Charles-Louis Philippe dans Bubu de Montparnasse (p.147 de l'édition Garnier Flammarion). On peut lire là en effet :
"Ce n'est rien, Seigneur. C'est une femme, sur un trottoir, qui passe et qui gagne sa vie parce qu'il est bien difficile de faire autrement. Un homme s'arrête et lui parle parce que vous nous avez donné la femme comme un plaisir. Et puis cette femme est Berthe, et puis vous savez le reste. Ce n'est rien. C'est un tigre qui a faim. La faim des tigres ressemble à la faim des agneaux. Vous nous avez donné des nourritures. Je pense que ce tigre est bon puisqu'il aime sa femelle et ses enfants et puisqu'il aime vivre ? Mais pourquoi faut-il que la faim des tigres ait du sang, quand la faim des agneaux est si douce ?"


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R. Barjavel
devant la maison
de C-L. Philippe à Cerilly

Charles-Louis Philippe avait écrit dans une lettre à M. Barrès : "Je crois être en France le premier d’une race de pauvres qui soit allée dans les lettres."
Comme nous l'apprend Bruno Vercier, Le manuscrit de La mère et l'enfant fut écrit sur des feuillets à en-tête du Service technique de la Direction administrative de la voie publique des eaux et égouts, Modèle B-4, no 328. Idem pour le manuscrit de Bubu de Montparnasse. Merci à la préfecture de la Seine d'avoir fourni son employé Louis Philippe en bordereaux (jusqu'au manuscrit de Charles Blanchard).

On sait aujourd'hui qu'un simple professeur de sciences naturelles peut obtenir le prix Goncourt dès son premier livre. Puisse-t-il méditer sur La mauvaise fortune de Charles-Louis Philippe.