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De l'espace d'un livre et d'une carte ou : comment afficher le monde devant soi. Quand il était seul, il passait la plupart du temps dans son bureau, dans un recoin de sa bibliothèque. Il s'y sentait seul mais bien, bien entouré, en bonne compagnie. A chaque fois qu'il traversait la pièce pour aller s'y assoir, il pensait à Pérec et à son livre Espèces d'espaces, en particulier à sa Prière d'insérer, tirée sur une petite feuille volante et glissée sous la couverture. Il passait dans son bureau plus de quatre-dix pour cent de son temps et c'est là en fait qu'il vivait en pleine lumière son opacité, sa cécité, son anesthésie. Il y grignotait, il s'y endormait de plus en plus souvent, une de ses particularités étant d'avoir pu toute sa vie dormir n'importe où et dans n'importe quelle position, aussi bien en pleine journée qu'au petit matin épuisé, et si cela continuait, c'est là que dans un état bien avancé, on le retrouverait mort. Il avait voulu cette pièce grande, elle l'était, mais pas assez. Il n'avait pu mettre là que les livres qu'il appelait "de littérature" en commençant qu'avec la lettre B. Les "A" étaient dans une autre partie de l'espace, comme sa bibliothèque de peinture ou concernant les Beaux-Arts, ainsi que celle de musique, alors que sa bibliothèque scientifique était dans " la pièce du haut ", sans parler des livres qui n'avaient pas trouvé leur place et qui attendaient dans la grange. Car sa maison ne constituait qu'un seul espace, puisqu'il avait cassé quasimment tous les murs, supprimé toutes les portes intérieures. Quand il y réfléchissait, presque chaque jour, il risquait de finir dans un espace dont tous les murs seraient, s'il arrivait un jour à tout ranger, couverts de disques de films et de peintures, dessins et photographies. C'est-à-dire caché, terré dans un nulle part à l'intérieur des dits du monde, traversé par les mots, notes ou couleurs des autres, au milieu des milliers de voix qui prêchaient dans le désert depuis des milliers d'années, dans un espèce de taverne d'Ali-Baba tenant à la fois du temple et du bazar. C'est-à-dire aussi une sorte de vide. celui de la "figure 1, Carte de l'océan (extrait de Lewis Carroll, La Chasse au Snark," du livre de Pérec, mis en illustration peu avant son Avant-propos. Ce n'est pas tout à fait l'illustration de Henry Holiday (spécialiste des vitraux qu'il a dessinés par centaines, mais qui avait aussi une oeuvre de peintre, son tableau le plus célèbre étant sans doute Dante et Béatrice) qui figure avec 9 autres dans le livre de Lewis Carroll, publié en 1876, comme on peut le vérifier en feuilletant l' édition complète web. Mais on comprend bien tout la drôlerie de Perec et sa subtilité puisque sa figure 1 n'est pas une vraie reproduction, même s'il en cite la source. La vraie illustration se situe au début de la Chasse au Snark, dans le deuxième des huit épisodes que certains traduisent par délires ou d'autres tout simplement par crises ou même chants Il se souvint que Jacques Roubaud avait fait une traduction de La chasse au Snarck (Éditions Ramsay, 1981, épuisée) que certains trouvaient être meilleure que la première faite en français par Aragon en 1929 mais qui eut le mérite de faire découvrir Lewis Carroll à André Breton qui ne parlait pas l'anglais, ou que celle, la plus utilisée, d'Henri Parisot que Max Ernst avait illustré dans la collection l'Age d'or aux Éditions Premières, en 1950) réalisant un livre et une édition emblématiques puisqu' introuvables même à la Bibliothèque nationale et que seule la New York Public Library semblait en possèder un unique exemplaire, dans l'immeuble Scharzman situé à l'angle de la 42è rue et de la 5è avenue sous la référence C-13 4406.
Dans Max Ernst, l'imagier des poètes, (par Julia Drost, Ursula Moureau-Martini et Nicolas devigne (Presses de l'Université Paris-Sorbonne), il lut (p.177) à propos de ce livre une intéressante remarque sur la différence entre un livre illustré et un livre d'artiste : "le livre illustré engage une attention aux spécificités de l'espace-livre (disposition spatiale du texte et de l'image, pliure centrale, vision conjointe de la page de gauche et de la page de droite, page de droite cachant la double page suivante,etc). " Dans le livre d'artiste, " La tradition du tirage limité et des exemplaires signés apparente le livre aux œuvres graphiques autonomes. Enfin l'édition en portfolio redonne aux illustrations leur autonomie : elles redeviennent des planches que l'on peut à loisir rapprocher, combiner, comparer." Cette réflexion l'avait intéressé car il se demandait comment on pouvait passer d'un travail numérique (avec photos, films, liens hypertextes) à une version papier, ce que certains blogueurs avaient tenté déjà, et dont il ne savait que penser, mais à laquelle il avait réfléchi pour son propre travail mais qu'il n'avait jamais assimilé à de la littérature il est vrai. Si on lui demandait de publier certaines parties de son journal en ligne, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il reprendrait tout à zéro devant une feuille blanche. En attendant, cette carte le fascinait. Cette non-carte pensa-t-il, de même qu'André Breton avait qualifié Lewis Carroll de " surréaliste dans le non-sens ", était en effet la meilleure des cartes puisqu'on y trouvait, en cherchant bien, tout ce que l'on y voulait y chercher, sans risque de s'échouer sur un banc de corail. Il chercha une feuille blanche et y imprima en pleine page cette carte de l'Océan. Puis, tranquillement et avec application il l'afficha en face de lui, juste au-dessus de son ordinateur. Cela me fera réfléchir et voyager, pensa-t-il. |