Journal de Nogent le Rotrou
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ma vie dans le Perche
Propos sur la littérature et la peinture.
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500 millions, ben mon vieux ! aurait dit mon grand-père.
ou : A t-on retrouvé du sable de Lybie chez Julien Gracq ?
ou : ne pas finir comme ça.

La vente d'objets ayant appartenu à Julien Gracq qui vient de se passer à Nantes et rendue très visible grâce au Net, au point d'en faire si j'en crois le régional Presse Océan, un véritable buzz ne m'a pas laissé insensible et a même contribué à alimenter ma réflexion sur ma propre vie.
Mais visiblement je ne suis pas le seul.
Pour ceux que cette vente intéresse, il suffit de cliquez sur les quelques liens suivants où l'on verra aussi bien compte-rendu sensible et sympathique (de Daniel Morvan) qu' article et commentaires (Julien Gracq valait 700.000 euros, moins le Prix Goncourt! (Mediapart) que diaporama ou brèves anecdotiques (Voir et lire les commentaires de Pierre Michon, présenté comme le " prince des lettres" visiter la vente , qui d'après ce qui est écrit ne le scandalise pas )et même des vidéos.
On connaît les positions de François Bon, Pierre Assouline et autres acteurs célèbres du net littéraire qui en ont déjà beaucoup parlé, et les réactions ne sont pas finies à mon avis. Ce qui est TANT MIEUX, car on peut en effet, après la dispersion Breton, et celle de Gracq, se demander quelle sera la suivante, même si on peut parfois se laisser aller et penser aussi à quoi bon, puisqu'" ils " s'en foutent.
Pour savoir l'étendue de ce que l'on a perdu, un document bien fait, complètement en ligne et disponible en pdf, vaut à mon avis le coup d'être consulté sinon téléchargé : c' est le catalogue complet de la succession Julien Gracq avec :
- liste complète des objets,(avec de nombreuses photos ou documents passionnants et rares)
- un addendum très intéressant (rajouts de mobilier et livres ramenés de l'appartement parisien...)
- un communiqué ajouté après la vente à lire, pour voir ce qu'ils en ont retenu,
- des " visuels " passionnants et historiques,
- et bien sûr les résultats complets, lot par lot, des prix atteints.
Une fois de plus, on se dit qu'Internet peut être et est formidable !
Si j'ai un commentaire personnel à faire, sans aller jusqu'à ce que souhaite François Bon à certain(s) acheteurs, même si je comprends sa réaction, ce qui est révoltant et inadmissible à mes yeux est l'attitude de l'État (qui nous rappelle malheureusement que l'Etat c'est pas nous, comme on m'avait appris quand j'étais petit). Même si certains vont dire, pour le défendre, qu'il était présent par quelques représentants et que le droit de préemption fut utilisé 65 fois (il y avait plus de 400 lots !), ce n'était que pour grapiller les plus grosses pépites et les soupoudrer dans ses musées un peu partout, et dire qu'Il était là, et qu'IL a joué son rôle. (mais qui c'est IL ? qui a t-il consulté ? qui a décidé quoi faire de ce qui restait ?).
La vie d'une oeuvre et ses traces ne sont pas faites que de pépites, mais aussi des objets, papiers, photos, meubles, lieux de vie, qui sont et servent comme autant de témoins indissociables de sa gestation et sa fabrication . Il fallait TOUT prendre à sa charge, ne rien dilapider, que ce soit la maison (François Bon avait d'ailleurs de bonnes idées à ce sujet) ou tout ce qu'il y avait dedans. La lâcheté de tout mettre sur l'autel du fric, de la surenchère, et du calcul (beaucoup d'acheteurs n'ont sans doute pensé qu'à un investissement ou une spéculation) est une honte. Point c'est tout, et j'ai aujourd'hui honte en tant que citoyen français et du monde. Honte, oui.
Honte pour le Ministère de la Culture, honte des divers responsables de diverses institutions , honte des nombreux sponsors qui auraient pu permettre un projet dont tout le monde aurait pu profiter par la suite, honte pour tous ceux qui se targuent de sauver notre patrimoine et le faire connaître, honte pour ceux qui utilisent des fonds publics pour sauver le patrimoine de l'humanité etc... Encore une fois, malheureusement, honte d'être français quand on méprise si effrontément, et c'est malheureusement de plus en plus souvent, comme cet épisode de vente le prouve, ce qui est Culture, quand j'entends en même temps de si beaux discours officiels s'inquiétant de ce qu'on laissera à nos enfants...
J'ai assisté plusieurs fois, à la salle des ventes de Nogent le Rotrou, à cette expérience redoutable pour le corps et l'esprit, et qui consiste à la liquidation totale des biens trouvés chez un vieil homme solitaire et sans héritiers connus.
Redoutable pour moi, car tout ce passe comme s'il fallait supprimer au plus vite toutes les traces de la vie d'un homme, pour ne pas dire : les bazarder.
Il faut que tout parte ! Allez un petit effort ... ! disait le Commissaire, comme si les affaires du mort puaient, étaient contagieuses.
J'en étais malade ! Je me souviens particulièrement de la liquidation de la bibliothèque (car le vieux monsieur avait visiblement une bibliothèque patiemment constituée tout au long de sa vie. Il y avait une bonne vingtaine de caisses, des caisses romans, des caisses littérature classique (grecs et latins), des caisses livres de voyage...)
Et comme cela n'intéressait personne et ne partait pas assez vite au gré du Commissaire, cela s'est passé ainsi, et je n'exagère pas :
- Allez, une caisse de livres usagés...qui en veut pour 5 euros ?
(silence)
- Albert ! rajoute une caisse...
(éxécution de l'ouvrier en salopette bleue)
- Allez ...Deux caisses pour le même prix...Faites un effort...Deux caisses pour 5 euros...quand même !
(silence)
- Bon Albert !...une troisième caisse...
(éxécution de l'ordre )
- (un peu énervé et montant le ton)...Mais enfin, mesdames et messieurs, vous n'allez quand même pas laisser ça ! 3 caisses de livres pour 5 euros... Quand même !
( se retournant vers la secrétaire, et parlant suffisamment haut pour qu'on l'entende et comme pour que l'assistance soit véxée, se sente bien visée, coupable et achète ) : Vous voyez bien que c'est une bande d'incultes !
Et bien sûr, tout étant organisé d'avance bien sûr, le bouquiniste du coin leva, comme pour se sacrifier, la main.
Vous avez compris qu'il obtint ce jour-là toute une bibliothèque pour guère plus d'une centaine d'euros.
SAUF...sauf UNE caisse qu'une dame, de belle allure d'ailleurs, acheta tout de suite, comme préssée, dès la mise à prix de 5 euros annoncée,(faisant se retourner le bouquiniste complice, étonné d'un tel empressement imprévu).
Lors d'une pose je me suis levé et suis allé voir cette caisse, mise de côté jusqu'à son enlèvement (obligatoire en fin de séance), comme tout ce qui vait été adjugé. Sous des vieux livres de poches et vieilles revues disposés sur le dessus en vrac, elle contenait un choix parfaitement trié et rangé (sans doute la veille lors de l'exposition publique) de Pléiades et autres beaux livres.
J'en suis sorti écoeuré et triste.
C'est sur le trottoir de retour que j'ai décidé, date capitale et révolutionnaire dans ma vie, de me débarrasser de tout et mourir dans un appartement vide, où seront parfaitement triées et destinées " les choses " que je désire offrir aux survivants.
Ne pas laisser faire ça à d'autres...Ne pas finir comme ça... pas par cartons à 5 euros.
C'est ce jour-là que j'ai décidé acheter la Chambrie, rassembler tout ce que je possédais et avais gardé ou collectionné depuis 40 ans, et de passer le reste de ma vie à tout trier et éliminer, à mettre de l'ordre dans tout ce que j'appelle " mon bordel ". Ne garder que de l'inséparable de mon vivant, ce qui, quand on y réfléchit et s'y attèle comme moi depuis 3 ans, est très très peu. Distribuer, donner le reste.
C'est depuis ce jour-là, que quand je vois les gens autour de moi qui s'illusionnent, s'encouragent,et dépensent toute leur énergie à peaufiner leur héritage pour les enfants et leur en laisser " le plus possible ", espérant sans doute régler on ne sait quelle culpabilité, ou croyant peut-être ainsi donner un sens à leur vie, ou s'assurer comme on le voit sur les plaques tombales, " reconnaissance " ou je ne sais quel " amour éternel " , absent sans doute pendant leur vie, réglant encore une fois plus leurs problèmes sur le dos des autres, je souris en haussant les épaules.
C'est depuis ce jour-là que je me suis aperçu que vouloir garder le maximum de traces de sa vie (ce qui fut mon cas) pour que ses enfants un jour, peut-être sachent qui vous étiez, (et par la même occasion tant qu'à faire ils découvrent combien vous étiez un type bien) est désespérément aussi vain que prétentieux et orgueilleux.
Vérifier que tout ce qui reste de toute une vie parte en quelques heures pour une bouchée de pain m'avait complètement modifié et montrait la seule et vraie valeur : celle d'une bouchée de pain, celle que l'on a refusé au clochard qui tendait la main, lui bien vivant encore, celle d'un regard ou d'un sourire que l'on aurait pu distribuer plus facilement, celle du mot qui réconforte dit au moment précis quand on en a besoin...C'est depuis ce jour-là que j'essaie, plus et mieux qu'avant, vivre aujourd'hui et non pas hier ou demain.
Je sais qu'il n'y a rien, qu'il n'y aura jamais rien, et qu'il ne restera rien. (En cela d'ailleurs, on peut comprendre aussi Pierre Michon, qui n'est pas dupe et finalement assouvit son fétichisme en venant une dernière fois, voir ce qu'il regarde peut-être comme des reliques, ce qui ne l'empêche pas de se demander (ou vérifier) égocentriquement si Gracq avait gardé la lettre qu'il lui avait envoyée...)
Il n'y a rien, il n'y aura jamais rien, et il ne restera rien, mais ce n'est pas une raison de ne rien faire ou faire n'importe quoi .
L'homme est dans ce faire-là.
Je pense aujourd'hui, par exemple, que ce que l'homme écrit est moins (je n'ai pas dit n'est pas) intéressant que le fait même qu'il écrive, comme il est tout aussi éclairant sur notre nature que ce qu'il écrive puisse nous faire (parfois) un tel effet.
La vente des effets personnels de Julien Gracq (que l'État choisisse cette option-là, et le fait que cela déclanche autant de réactions) en est finalement un exemple. L'avenir de ces objets, qui après tout ne sont qu'objets aussi, et donc destinés tous à disparaître (ce n'est qu'affaire de temps, et on peut lui faire confiance,) est bien sûr moins important que tout ce que l'homme y a investi, chargé, projeté, en a fait.

Décidemment, le périssable et l'insoutenable légèreté de l'être ne sont pas prêts à faire demain encore bon ménage.