Jeudi 29 septembre 2005 Hier Avant hier
À la recherche des Femmes d'Alger dans leur appartement...(Delacroix 5.)
Cette page me demande un gros effort. J'ai repoussé tant que j'ai pu de parler des femmes. Cela fait quinze jours que je les regarde toutes les 4 et qu'elles ont pris possession de ma tête. J'ai du mal à les voir.
Je suis dans l'embarras : je ne sais pas comment les regarder.
Je ne sais pas quoi en penser et à vrai dire, si je trouve ce tableau magnifique, ce n'est pas à cause des femmes mais de la peinture. En fait je suis très mal à l'aise pour en parler et en dire quelque chose.
Un certain doute m'envahit, car pour moi, et malgré son titre, les femmes qui y figurent n'en sont pas le sujet.
Comme j'ai essayé de le montrer dans la page précédente, pour moi ce tableau dépasse le prétexte d'un sujet. Son seul propos est la peinture. Etant basé sur des notes, trois ans après, je n'y vois aucun documentaire ni reportage...j'y vois l'annonce et le pressentiment de l'impressionnisme à venir. Pour moi Delacroix ne cherche qu'à reconstruire ses impressions vécues lors de ce voyage, LE voyage de sa vie.
J'ai lu tout ce que j'ai pu trouver ou acheter et qui parlait de ce tableau. Mon parcours fut simple : les réactions des contemporains de Delacroix, les réactions et re-visions de ce tableau depuis... jusqu'à aujourd'hui. On est surpris de découvrir à quel point ce tableau n'a pas arrêté de stimuler et déclancher références, interprétations, réévaluations, reprises, réactivations. Force est de constater combien ce tableau a fait couler d'encre...de discours sur... mais avec une constatation qui n'est pas anodine : À part deux cas (Assia Djebar déjà citée, et une peintre algérienne dont je parlerai demain), il s'agit toujours de Mecs .
Mon problème est donc aussi celui-là : puis-je parler de ces femmes sans que cela soit forcément un regard de mec ?
Aussi : peut-on parler de ce tableau sans se l'accaparer et le mettre " à son profit " ?
Ma recherche montre en tout cas, qu'il a le " dos large ", et qu'il a été (et est toujours, on le verra demain) très " exploité ".
J'en arrive même à penser que son succès à travers le temps provient justement de cette capacité qu'il a à absorber tout discours, son potentiel de pouvoir encaisser et supporter toutes les interprétations, (ce que l'on pourrait dire autrement en disant qu'il s'adresse directement et fascine notre inconscient, comme le souligne Assia Djebar : "si le tableau de Delacroix inconsciemment fascine, ce n'est pas en fait pour cet Orient superficiel qu'il propose, dans une pénombre de luxe et de silence, mais parce que, nous mettant devant ces femmes en position de regard, il nous rappelle qu'ordinairement nous n'en avons pas le droit. Ce tableau lui-même est un regard volé", Livre de poche p.243).
Ces femmes regardons les alors.
Que voit-on d'elles et que peut-on (en) dire ?
Que peut-on (en) imaginer, inventer, fantasmer ?
Dans le doute et par honnêteté, j'ai demandé à quelques amies autour de moi comment elles les voyaient, elles, ces femmes...et j'ai essayé de confronter leurs regards au mien .
Tous nous séparons celle de gauche, des deux du milieux et de la servante noire, les trois premières étant femmes du harem, allongées ou assises sur se sol, immobiles, la dernière étant leur servante noire.


- C'est la seule qui nous regarde, ou qui regarde Delacroix...
- Elle ne s'occupe pas des deux autres en tout cas,
- Elle est lascive, elle attend,
- Quelqu'un ?
- Non pas forcément, elle attend que le temps passe...
- Oui, elle s'ennuie,
- Peut-être, mais elle a quand même un certain sourire...
- Je n'ai pas dit qu'elle était triste...et puis elle a peut-être des pensées un peu guillerettes ...
- Non, je ne crois pas, elle se repose, elle rêve, elle s'évade. mais je ne la sens pas attendre quelque chose ou quelqu'un...Elle est dans une attitude d'analysant chez un psy...
- Elle n'est pas complice des deux autres, ça se trouve même, elles l'énervent, d'où son espèce de moue...
- Elle ne s'est pas déchaussée comme les deux autres...
- Mélancolique alors ?
- oui je sais, c'est à la mode, ça va remplir le grand Palais...
- Moi je ne suis pas d'accord qu'elle nous regarde...si on regarde bien ses yeux, ils ne nous fixent pas, son regard part légèrement vers la droite... entre nous et la servante...
- Son regard va dans le vide alors, ç'est peut-être ce qui la rend encore plus triste...
- abandonnée, à l'instant présent...
- ou soumise dans cet instant.







- Ce sont deux complices, surtout celle de gauche qui se penche vers celle de droite...
- Oui, je pense qu'elle même peut-être amoureuse, vu son sourire...
- Ça y est, pourquoi pas deux lesbiennes pendant que tu y es... Et son mari ?
- Mais l'un n'empêche pas l'autre...
- Moi, je vois plutôt deux femmes qui souffrent,
- Qui souffrent ?
- Oui, surtout celle de droite... Elle ne supporte plus cette vie de captive et de s'évader en fumant... parce que dans le narghilé, on peut mettre ce qu'on veut... oui, résignée vraiment... elle en a les yeux presque fermés même. On peut même croire qu'elle est au bord de lâcher l'embouchure du tuyau tellement elle est fatiguée. L'autre souffre aussi mais en compatissant.
- Moi, je ne les vois pas bien ces femmes, je ne comprends rien à la scène, ce sont comme des objets...Regarde, au sol, les babouches, la pince, le corps du narghilé, le brasero, tout ça c'est une nature morte en fait, et les femmes en font partie... il avait d'ailleurs ramené de son voyage des objets comme ça...
- Tu les trouves belles ?
- Non, pas spécialement... leurs vêtements oui, mais c'est Delacroix le couturier... et il a les moyens... et tous les matériaux sur sa palette...
- Ce n'était pas la volonté de Delacroix de peindre de belles femmes...Il voulait surtout peindre le souvenir de ses sensations, des odeurs, des couleurs, des éclairages... Les femmes d'Alger dans leur appartement, c'est juste un titre.
- Pour Delacroix, oui bien sûr,
- Mais pas forcément pour le spectateur du tableau !
- C'est là toute l'ambiguïté de l'oeuvre d'art en général. L'artiste propose, le spectateur dispose. Je comprends bien sûr qu'Assia Djebar, qui se présente elle-même : "... comme simplement une femme-écrivain, issue d’un pays, l’Algérie tumultueuse et encore déchirée. J’ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations, qui m’a façonnée affectivement et spirituellement, mais à laquelle, je l’avoue, je me confronte, à cause de ses interdits dont je ne me délie pas encore tout à fait. " (cf texte complet de la conférence Idiome de l'exil et langue de l'irréductibilité), ne voit pas la même chose que moi dans ce tableau, né à Suresnes et élevé en Normandie.

La servante est la seule qui bouge dans ce tableau, elle est en train de se diriger vers le fond à droite du tableau. On ne sait pas si elle est en train d'arranger les tentures du fond ou si elle va aller s'occuper d'un feu caché hors champ...
Que pense t-elle de ces femmes assises qu'elle regarde et auxquelles elle va peut-être dire quelque chose ?
Sa vivacité fait ressortir la passivité des autres femmes.
Elle représente peut-être finalement une sorte de liberté (de mouvement au moins) dans cette pièce fermée (à part des portes ouvertes...sur un placard !). Comme on dit, elle semble vaquer à ses occupations, alors que les autres sont là, oisives, passives, au bord de la somnolence.
La scène n'est pas réaliste : on sait que dans les harems les femmes discutaient, brodaient, tissaient, s'occupaient de leurs enfants...de même ce qui est peint derrière elle sur un tableau ou une planche : ce ne sont juste qu' arabesques décoratives pour faire penser à une écriture arabe, qu'elles ne sont pas, et qui seraient blasphématoires.
L'ambiance est feutrée, silencieuse, invite à une certaine somnolence, voire sérénité ordonnée par les formes et les couleurs. Delacroix invente et construit, à partir de croquis variés, une scène totalement fictive, (ce qui n'empêche pas que pour certains elle puisse avoir bien sûr un pouvoir symbolique et être très signifiante).
Mais on s'aperçoit bien que ces femmes ne peuvent pas à elles seules expliquer le succès et l'importance de ce tableau. L'article nécrologique, suite à la mort du peintre, Baudelaire écrit " Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l'agrément des contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d'une volupté surnaturelle. Il vous semble qu'une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve le vrai, le parfait coloriste. Et l'analyse du sujet, quand vous vous approchez, n'enlèvera rien et n'ajoutera rien à ce plaisir primitif, dont la source est ailleurs et loin de toute pensée secrète."
" Il est évident qu'à ses yeux l'imagination était le don le plus précieux, la faculté la plus importante, mais que cette faculté restait impuissante et stérile, si elle n'avait pas à son service une habileté rapide, qui pût suivre la grande faculté despotique dans ses caprices impatients. " précise Baudelaire dans le même texte.
Les réactions suscitées par ce tableau, sont en fait, pour simplifier, de trois natures différentes :
- en tant que tableau de peinture et oeuvre d'art,
- face au sujet représenté : des femmes dans un harem, lieu habituellement interdit.
- comme objet produit s'incérant dans un contexte historique particulier, à savoir celui de la colonisation de l'Algérie par la France. Il ne faut pas oublier que quand Delacroix est passé à Alger (ces célèbres jours du 25 au 28 juin 1832), cela fait à peine deux ans (5 juillet 1830) que les Français avaient conquis Alger et la Kasba.
Quand il le présente au Salon, en 1834, le célèbre Ab Del Kader avait proclamé le jihâd contre les Infidèles, le canon tonne et Alger est à feu et à sang...