Samedi 1 octobre 2005 Hier Avant hier
À la recherche des Femmes d'Alger dans leur appartement...(Delacroix 7.)
ou Ce que nous apprennent les quatrième de couverture.
Page dédiée à Grapheus tis, Dachlmat et Jacques André.

La première édition du livre d'Assia Djebar se fit en 1980 aux Éditions des femmes, avec une couverture reproduisant en entier le tableau de Delacroix. L'ouvrage faisait 176 pages et coûtait 6 euros.
Il s'agissait d'un recueil de nouvelles, dont la dernière (Regard interdit, son coupé, qui concerne à proprement parler le tableau de Delacroix, est datée de février 1979).
L'édition que j'ai lue et citée est Le Livre de Poche no 30047, 3ème édition (tirage) d'août 2005, mais paru la première fois dans cette collection en mars 2004. Il fait 288 pages et coûte 6 euros.
La couverture reproduit aussi le tableau de Delacroix, mais un extrait seulement (la femme de gauche allongée, dont soit dit en passant, le modèle est une parisienne du nom d'Élise Boulanger, détail que je n'avais pas dit, ne l'ayant vérifié qu'hier à la librairie du Louvre, et la femme assise à côté de la fumeuse de narghilé que l'on ne voit pas ici).
Le grand nombre de pages, par rapport à la première version, s'explique entre autre, (car il y a à la fin des pages de publicité pour les autres livres d'Assia Djebar publiés en Livre de Poche) par l'ajout d’une longue nouvelle inédite, La Nuit du récit de Fatima (57 pages), datée de septembre-octobre 2001, ajout présenté et justifié par Assia Djebar dès l'Ouverture : " Ce récit le plus récent, placé juste après l'ouverture du recueil, je souhaiterais qu'il soit comme une lampe sur ce seuil, pour éclairer la solidarité de toute parole féminine, notre survie." (p.11).
Notons donc un travail sur ce livre qui s'étale sur le temps, une composition qui se complète peu à peu...
Comme Delacroix a repris ce tableau 15 ans plus tard, Assia Djebar 22 ans après revient aussi à son livre et le complète...Elle date ainsi son ouverture " 1979-puis 2001" ! Ah, ces parallèles...qui on le sait bien, par définition, dans la géométrie euclidienne, ne se rejoignent qu'à l'infini...
Bon et alors ?
Et bien, c'est que le texte mis en quatrième de couverture dans ces deux éditions distantes de 20 ans ne sont pas du tout les mêmes ! Et la comparaison est enrichissante : Je mets en rouge les seuls points communs entre les 2 textes :
1832, dans Alger récemment conquise, Delacroix s'introduit quelques heures dans un harem. Il en rapporte un chef d'œuvre, " Femmes d'Alger ", qui demeure toujours " un regard volé ". 1955, au début de la guerre d'Algérie, Picasso réinvente " Femmes d'Alger ", dénude les femmes de Delacroix, libère l'espace, préfigurant celles qui sont appelées ici " les porteuses de feu ", héroïnes de la " bataille d'Alger " qui se feront connaître du monde entier.
Vingt ans après, comment s'exprime le quotidien de ces femmes ? Elles ne sont pas ici objet d'enquête, mais sujets amorçant leur quête d'elles-mêmes, cherchant autant dans une condition de réclusion que dans la solidarité présente, une " nouvelle parole ".
Ces multiples récits de fiction ont en commun un langage qui " si longtemps a pris le voile ". Les deux textes les plus importants : " Femmes d'Alger "... et " Les morts parlent " nous restituent vraiment, comme il a été dit pour le film réalisé par l'auteur : La Nouba des Femmes du Mont Chénoua, " un langage de l'ombre ".
En 1832, dans Alger récemment conquise, Delacroix s’introduit quelques heures dans un harem. Il en rapporte un chef-d’œuvre, Femmes d’Alger dans leur appartement, qui demeure un « regard volé ». Un siècle et demi plus tard, vingt ans après la guerre d’indépendance dans laquelle les Algériennes jouèrent un rôle que nul ne peut leur contester, comment vivent-elles au quotidien, quelle marge de liberté ont-elles pu conquérir ?
Dans ce recueil de nouvelles publié pour la première fois en 1980 et ici augmenté d’une longue nouvelle inédite, La Nuit du récit de Fatima, Assia Djebar raconte : le vécu, la difficulté d’être, la révolte et la soumission, la rigueur de la Loi qui survit à tous les bouleversements et l’éternelle condition des femmes.
« Langage de l’ombre », souvent prémonitoire en regard de l’histoire immédiate, Femmes d’Alger dans leur appartement est devenu un classique dans de nombreux pays où il a reçu un accueil exceptionnel.
Pour comprendre la première édition, celle de 1980, Il faut lire l'historique des Éditions Des femmes, fondée et dirigée par Antoinette Fouque. Extraits :
" C'est en 1973, cinq ans après avoir co-fondé le Mouvement de Libération des Femmes en France, que j'ai créé les éditions Des femmes. Le projet a été discuté pendant presque deux ans au cours de réunions ouvertes, hebdomadaires, où se sont définies et élaborées la structure juridique et les bases de fonctionnement de cette entreprise. Simultanément, nous avons ouvert la première librairie des femmes, (en France et en Europe), à Paris, au coeur du quartier culturel, à Saint-Germain."

" À ce moment-là, les luttes des femmes sont fortes, leurs actions multiples pour conquérir leurs droits et affirmer leurs libertés. Pourtant, c'est avec étonnement, scepticisme, hostilité parfois que certains accueillent cette initiative. Des féministes militantes déclarent même préférer les collections que les éditeurs traditionnels se mettent alors à leur proposer (pas pour longtemps, comme le prouvera la suite). "

" Le désir qui a motivé la naissance des éditions Des femmes est davantage politique qu'éditorial : à travers la maison d'édition, c'est la libération des femmes qu'il s'agit de faire avancer. Dès la conférence de presse que nous avons donnée à Paris, en 1974, à l'occasion de la sortie des trois premiers livres, j'ai précisé que ce n'était pas une maison d'édition féministe au sens où notre lutte et notre pratique n'étaient pas des revendications. Au point de vue idéologique, la maison d'édition était ouverte à toutes les démarches de lutte, luttes individuelles ou collectives, et dans quelque champ que ce soit. Nous voulions lever le refoulement sur les textes de femmes et publier le refoulé des maisons d'édition (ce qui ne voulait pas dire publier tous les manuscrits, ce qui aurait été de l'idéalisme."
Ce texte riche pourrait d'ailleurs alimenter la discussion qui a fait rage (est-elle calmée ? En tout cas, c'est bien la première fois que je vois Philippe de Jonchkeere intervenir pour poser une question grave et anthologique : " Qui suis-je, vraiment!, pour vous recommander de sortir faire un tour? " ) chez Berlol dans les 47 interventions/commentaires de sa page De la tenue quand ça pète, puisqu'il pose aussi, (ce texte), le problème de l'écriture des femmes :
"Nous l'avons fait, si bien qu'aujourd'hui on parle massivement de l'écriture des femmes. L'être humain naît sexué, fille ou garçon, mais aussi être parlant. Nos expériences, nos actions sont en permanence informées par cette détermination physiologique. Pour l'homme, comme pour la femme, la physiologie, c'est le destin. Mais à tous moments aussi, nos paroles, nos écritures sont en accord ou en désaccord avec la contrainte que le corps impose à la langue et à ses effets de fantasmes.
Né-e fille ou garçon, on devient femme ou homme, masculine ou féminin : écrire ne sera donc jamais neutre. Le destin anatomique se marque, se démarque ou se remarque...Pour nous, c'était un pari, un risque pris, que des textes écrits par des femmes fassent travailler la langue, y fassent apparaître, pourquoi pas une différence sexuelle. En aucun cas, il ne s'agissait de déclarer a priori qu'il y avait une écriture de femme."
...

J'imagine déjà les réactions ...
Tout ça pour dire que la première édition du livre d'Assia Adjar ne se fit pas n'importe où, ni par n'importe qui, ni n'importe quand . Elle s'insère on le voit dans un certain contexte historique, et un certain militantisme.
Cela explique aussi le choix de placer le travail de Picasso, dans le contexte de la guerre d'Algérie, ce qui on le verra dans la prochaine page de cette série, est très réducteur et discutable, aussi.

On voit bien qu'on ne peut détacher la publication du livre d'Assia Djebar de son contexte. La lecture d'Assia Djebar du tableau de Delacroix est orientée, et déterminée par son propos. Regard interdit, son coupé, titre de la nouvelle, et célèbre formule aujourd'hui accolée à ce tableau, ne s'expliquent que par cette mise en situation et le propos recherché, et la nécessité de faire une démonstration, " preuves à l'appui." Assia Djebar se sert du tableau de Delacroix, et ce tableau la sert. Je continue de penser qu'elle lui fait dire ce qu'il ne dit pas, et je m'en expliquerai aussi dans une future page. Certains écrits de Delacroix montrent en effet clairement qu'il n'était pas dupe de ce que représentait la colonisation et ses critiques sont sans concession.
Les modifications apportées au texte de couv de l'édition dans le livre de Poche sont aussi intéressantes. L'abandon de la référence à la guerre d'Algérie, et complètement du travail de Picasso, et le commentaire ajouté, montrent qu'en 20 ans, la situation a changé, et que le combat mené par ces femmes écrivains a porté ses fruits. Le livre de Djebar va pouvoir prendre une autre valeur et signification. On va pouvoir le lire autrement que comme un texte militant, mais aussi comme un texte de littérature tout court, ce qui ne lui enlèvera pas son côté " historique " bien sûr. Cette 4ème de couv re-situe le livre aujourd'hui, et permet de mesurer ce qu'il reste à faire... à compléter, à " dire " ou à faire. La question est clairement posée : " Un siècle et demi plus tard, vingt ans après la guerre d’indépendance... comment vivent-elles au quotidien, quelle marge de liberté ont-elles pu conquérir ? ". La réponse de l'écrivain est claire (« Langage de l’ombre », souvent prémonitoire en regard de l’histoire immédiate...) : tout reste à faire. Je continuerai d'écrire...dit-elle en rajoutant une longue nouvelle d'importance. Ce n'est qu'un début, continuons le combat.
Cette couverture indique aussi le parcours accompli par Assia Djebar comme écrivain, aujourd'hui reconnue et lue dans de nombreux pays ...
La question posée par Grapheus tis(Peut-on ainsi lire le même livre ? * ) mérite donc d'être posée.
Je pense qu'on ne lit pas, à 20 ans d'intervalle, le même livre. Le lecteur a changé, les temps ont changé, le fond de l'air a changé. On ne boit pas le même vin à 20 ans d'intervalle, à deux jours d'intervalle, à deux heures d'intervalle, j'irai même jusqu'à deux verres de suite, le premier modifiant complètement la réception du second.
On ne lit jamais deux fois le même texte.
On ne fait qu'essayer, dans une tentative aussi touchante que désespérée, de garder la tête hors de l'eau, du torrent de mots et d'images que l'on reçoit du monde comme autant d'éclaboussures...constituant pour chacun de nous un radeau d'infortune.
Peine perdue, puisque nous savons bien que l'on finira tous noyés.