Vendredi 30 septembre 2005 Hier Avant hier
À la recherche des Femmes d'Alger dans leur appartement...(Delacroix 6.)
ou ces femmes qui ont fait beaucoup parler d'elles...
Présenté au salon de 1834, aussitôt acheté par Louis-Philippe, Femmes d'Alger dans leur appartement a suscité un grand nombre d'opinions, de réactions, et qui continuent encore aujourd'hui d'inspirer et d'être réinterprétées, revisitées...
N'est-ce pas après tout un signe, et le destin de toutes ces œuvres qu'on dit " classiques ", de traverser le temps et rester d'actualité, quelles que soient les modes et les époques ? et tout simplement de tous les chefs d'oeuvre ?
Comme je le disais hier, les déclarations sur le tableau peuvent se situer à différents niveaux :
- en tant que tableau de peinture et oeuvre d'art,
- face au sujet représenté : des femmes dans un harem, lieu habituellement interdit, offertes à tous les fantasmes masculins ou féminins.
- comme objet produit et s'inscrivant dans un contexte historique particulier, à savoir celui de la colonisation de l'Algérie par la France. Il ne faut pas oublier que quand Delacroix est passé à Alger (ces célèbres jours du 25 au 28 juin 1832), cela fait à peine deux ans (5 juillet 1830) que les Français avaient conquis Alger et la Kasbah.
Quand il le présente au Salon, en 1834, le célèbre Ab Del Kader avait proclamé le jihâd contre les Infidèles, le canon tonne et Alger est à feu et à sang...
(Allez savoir pourquoi, c'était un héros de mon enfance, et je n'ai pas échappé au bourrage de crâne du héros sympa parce que quand même plus tard il a défendu la France...
Journal Tintin du novembre 1951 :

Voir aussi comment on racontait la conquête de l'Algérie (et surtout le résumé à apprendre par coeur) dans : Notre premier livre d’histoire - Cours élémentaire de Bernard et Redon - Fernand Nathan éditeur - édition de 1954. J'avais 5 ans !
Il faut rappeler que pendant l'hiver 1994-1995, l'exposition Delacroix au Maroc, à l'Institut du Monde Arabe, attira plus de 350.000 visiteurs. Femmes d'Alger dans leur appartement attira les foules devant le plus beau tableau du monde, mot attribué à Renoir, comme on le verra plus loin.
On peut se demander pourquoi non ?
Il est parfois difficile de distinguer dans les déclarations concernant ce tableau ce qu'elles cachent inconsciemment, elles mériteraient je pense une étude approfondie.
Quelques exemples :
Gustave Planche, critique : il s'agit d'une peinture "réduite à ses seules ressources, des couleurs et des formes dans l'espace ".
Célèbre et influant à l'époque, je ne tiens pas compte de ce type connu pour son assurance et sa clairvoyance, lui qui avait écrit, dans la Revue des deux Mondes , où il sévissait comme BHL dans les organes qu'il contrôle, sur Victor Hugo, en 1838 : " Les oeuvres signées jusqu'alors du nom de Hugo sont destinées à disparaître sous le flot envahissant de l'oubli.".
Ce à quoi Victor Hugo, qui ne manquait pas d'humour, avait répondu : " Que voulez-vous ? Planche est venu, un soir, chez moi, avec d'affreuses savates, percées de jours de souffrance. Je lui ai donné de vieilles bottes. On se fait toujours un ennemi de l'homme à qui l'on donne ses vieilles bottes.")
(Gustave Planche, par Emile de Mirecourt, Gustave Havard éditeur, 1856. Téléchargeable et délicieux à lire car très drôle et méchant et pour savoir tous les ragots et magouilles de la critique à l'époque (97 pages) en pdf chez Gallica).
Pour être juste aussi, il n'a pas toujours dit que des conneries.
Portrait de Cezanne par Picabia, 1920Cézanne : " Nous sommes tous dans ce Delacroix (...) Quand je parle de la joie des couleurs pour les couleurs, tenez, c'est cela que je veux dire. (...) Ces roses pâles, ces coussins bourrus, cette babouche, toute cette limpidité, je ne sais pas moi, vous entrent dans l'oeil comme un verre de vin dans le gosier, et on est tout de suite ivre."
On sait que Cézanne a toujours admiré Delacroix et qu'il en copia plusieurs toiles au Louvre, pour apprendre bien sûr...
Portrait de Cezanne par Picabia, 1920Renoir : "il n'y a pas de plus beau tableau au monde", déclaration qui a son tour fit le tour du monde...
On trouve sur le site de l'institut du Monde Arabe, un texte intéressant sur les peintres et l'Algérie et entre autre l'adhésion sans réserve de Renoir au projet colonial . Extrait : "Un demi-siècle après le premier séjour de Delacroix en Algérie, vingt ans après la mort de ce dernier, alors que le projet colonial est devenu réalité et que le rêve d’un " royaume arabe ", tel que l’avait un moment caressé le Second Empire, a disparu avec celui-ci, alors que le territoire de l’Algérie, a été " départementalisé", Renoir, " orientaliste occasionnel ", visite Alger comme il ferait de Menton ou de Hyères, ou de telle autre ville du Midi de la France, au climat roboratif : " Il faut voir cette plaine de la Mitidja à la porte d’Alger. Je n’ai rien vu de plus somptueux et de plus fertile ", écrit-il en 1882. Et d’ajouter : " Je vous avoue que je suis bien heureux et quand on a vu l’Algérie, on l’aime. Les fermiers font des fortunes énormes. Les terrains augmentent de valeur. " C’est que Renoir témoigne d’une " adhésion sans réserve au projet colonial ", ainsi que le montre l'un des meilleurs spécialistes de la peinture orientaliste, Roger Benjamin, membre du comité scientifique de l’exposition et professeur d’histoire de l’art à l’université de Sydney."
Pour plus de détails, voir l'excellente page de l'IMA sur Renoir et l'Algérie (en java, attention).
On peut noter quand même que toute sa vie Renoir a aimé affubler, pour ne pas dire déguiser ses femmes ou ses jeunes filles en algériennes, avec turbans, colliers, voiles transparents, châles et divers accessoires...
On voit à quel point Renoir a cédé à la mode orientaliste ...
Les exemples suivants s'échelonnent de 1881 à 1917 !
1881. Algérienne assise, 1881. 1881. 1883.
La danse, 1895. Danseuse aux castagnettes, 1909. Danseuse au tambourin, 1909. 1917. Date inconnue.
Renoir a séjourné en Algérie une première fois en mars 1881 puis une seconde fois un mois à Alger en mars 82, mais il avait peint dès 1870 (Plus de dix ans avant d'y aller), en studio donc, Femme d'Alger, et deux ans plus tard le portrait de Madame Clémentine Valentine Stora, épouse du propriétaire d'un magazin parisien de curiosités orientales, Le Pacha.
On connaît aussi un tableau étonnant de 1872, Parisiennes en costume d'Alger qui est au musée Matsukata de Tokyo et qui est inspiré directement du tableau de Delacroix puisqu'il en parodie même le titre.
Ces trois toiles faites bien avant le voyage de Renoir à Alger montrent à quel point Femmes d'Alger dans un appartement avait impressionné Renoir, au point de le décider d'essayer...tout en déclarant que la toile de Delacroix était " le plus beau tableau du monde ".
Femme d'Alger, 1970. Madame Clémentine Valentine Stora, 1872. Parisiennes en costume d'Alger, 1872.
1870, voilà donc ce que peint Renoir pendant qu'il discute avec Zola dans l'atelier de Bazille, je le rappelle à mes fidèles lecteurs !
Bertall, 1860Théophile Gautier dans son compte-rendu du salon de 1834 (intégralement en ligne), n'y va pas de main morte :
..."Quelle différence entre M. Eugène Delacroix et M. Delaroche ! Le premier est un peintre, un artiste dans la plus grande étendue du mot, l'autre ne sera jamais, quoiqu'on fasse, qu'un ouvrier de talent, qu'un arrangeur assez adroit et rien de plus.
Pourtant l'on voit que personne ne parle de M. Delacroix ! qui est, de tous les peintres, celui dont le talent est le plus riche et le plus varié.
Les femmes d'Alger ne le cèdent, pour la finesse et le clair obscur, à aucune production des maîtres vénitiens. Il y a dans cette toile plus d'air et de profondeur que dans toutes les peintures que nous ayons vues jusqu'ici. L'harmonie du ton est admirable, et cependant rien n'était plus difficile à obtenir avec des murs recouverts de faïences bariolées, de meubles incrustés, d'étoffes et de broderies des couleurs les plus discordantes du monde ; et cependant aucune de ces perles, aucune de ces dorures n'attirent l'œil plus qu'il ne faut, tout extraordinaire que soit leur éclat. Les femmes sont charmantes et d'une beauté tout orientale ; c'est bien là le coloris frais et mat, la chair fine et grasse de femmes qui ne sortent pas de chez elles. Quelques laisser-aller de dessin déparent malheureusement cette production remarquable à tant d'égards, et qu'une retouche de quelques heures pourrait mettre au-dessus de tout reproche. — Tel qu'il est, ce tableau est un tableau de maître ; car on y trouve une des principales qualités de la peinture poussée jusqu'à la dernière conséquence, je veux dire le coloris."
Je suis sûr que certaines apprécieront la chair fine et grasse des femmes qui ne sortent pas de chez elles !
On peut lire aussi TOUT ce que Gauthier a écrit sur Delacroix. Beau travail en ligne ,transcrit par Carine Dreuille, dans le cadre d'un mémoire de maîtrise préparé à l'Université Paul Valéry de Montpellier en 1999 sous la direction de François Brunet.
Portrait de baudelaire par Nadar (la photo présente est tronquée) Charles Baudelaire écrit ainsi à propos de Femmes d'Alger dans un appartement : "Ce petit poème d'intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d'une certaine beauté intérieure. Il n'exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs. C'est non seulement la douleur qu'il sait le mieux exprimer, mais surtout, - prodigieux mystère de sa peinture, - la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d'un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber.,(Salon de 1848, texte intégral du chapitre IV sur Delacroix).
On peut (doit)lire aussi Baudelaire et Delacroix sur le site de l'agora, ou la dette Baudelaire sur le site de François Bon, avec une page déjà citée sur Delacroix.
coffret de 11 livrets et un CD, Laisonneuve et larose
Victor Hugo : ces "Femmes d'Alger, cette "orientale" étincelante de lumière et de couleur, sont le type même de laideur exquise propre aux créatures féminines de Delacroix".
L'attitude de Hugo face à l'orient et à la colonisation française est très compliquée à expliquer.
Pour ceux que cela intéresse, ils doivent lire l'ouvrage de Franck Laurent : Hugo face à la conquête de l'Algérie, éditions Maisonneuve et Larose, 2001, sinon en ligne un texte passionnant du même auteur, téléchargeable en pdf que l'on trouve à partir de la base du groupe Hugo de Jussieu (dans cette page se rendre à Franck Laurent). Passionnant car on apprend aussi l'attitude de Gauthier, de Fromentin et autres écrivains ou peintres.
On peut lire encore un autre entretien du même non moins intéressant, paru dans l'Expression de 2 janvier 2003, ou le texte de Manceron Victor Hugo et la colonisation de l’Algérie .
Terminons avec un extrait de la préface originale des Orientales, de janvier 1829, pour rappeler qu'elles paraissent quelques mois avant la prise d'Alger...:
" ... On s'occupe aujourd'hui [...] beaucoup plus de l'Orient qu'on ne l'a jamais fait. Les études orientales n'ont jamais été poussées si avant. Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d'intelligences n'ont fouillé à la fois ce grand abîme de l'Asie. Nous avons aujourd'hui un savant cantonné dans chacun des idiomes de l'Orient, depuis la Chine jusqu'à l'Égypte.
Il résulte de tout cela que l'Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l'auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu. Les couleurs orientales sont venues comme d'elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l'avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même, car l'Espagne c'est encore l'Orient; l'Espagne est à demi africaine, l'Afrique est à demi asiatique.
"
On peut donc bien dire que ce tableau a fait parler de lui !
Mais ce n'était pas fini !