Comment parler d'une journée ?
Mettre 20 ans pour raconter le 14 décembre 2004 de la vie d'un prof de SVT à Nogent le Rotrou ?
Projet déraisonnable, je serai mort avant d'arriver au petit déjeuner à 6h30 de ce matin.
Puis d'autres s'y sont cassé (brillamment) les dents.
Choisir un extrait de la bouillie ?
Travailler, plutôt que de me mettre en ligne, le livre que j'écris ( Quoique à la limite, qui doit terminer la trilogie Et la mer disait,et Trop rien) ?
je pense que cela n'a aucune importance.
Citer des extraits des mails intelligents et sensibles d'A.B., de J.C., de N.K. etc A B C D E F ...qui pourraient eux aussi faire un journal intéressant à lire ?
Faire un raccourci ou best of de mes blogs favoris ?
La tentation est grande.
Laquelle choisir ?

Tentation/illusion ?

Journée sans queue ni tête en apparence, écartelée entre des cours sur le rôle des dents, la phagocytose, une porte ouverte aux parents (ne sont venus me voir que ceux des bons élèves, sauf une exception éprouvante. Dès que j'ai fini de dire à la jeune femme, ouvrière dans une usine du coin selon ma fiche, ce que je pensais de son garçon, elle s'est mise à pleurer, ne sachant que faire, moi non plus, et le gamin à ses côtés rigolant. Elle angoisse bien sûr ne pouvant imaginer ce qu'il va pouvoir faire, tel qu'il est en ce moment, "dans la vie"). Drame en miniature grandeur nature, unité de temps de lieu de décor.

Au collège aussi une scène du genre que celles que je n'aime pas. Inspection d'un prof plutôt à plaindre qu'à critiquer, décomposé à la sortie, devenu gris de peau et de cheveux, ayant comme pris 20 ans en deux heures.
S'est fait assassiner par son Inspectrice Pédagogique Régionale. Pénible et mal aimé de tous, il se confie dans la salle fumeur où je passe mon temps lors des "pauses", la plupart du temps en solitaire (c'est pas bien de fumer, c'est caca, et les profs doivent donner l'exemple...)
" - Tu comprends, elle n'a pas arrêté de me dire que j'avais tout faux... que je ne pouvais même pas comprendre ce qu'elle critiquait dans mon cours...de toute façon j'ai l'impression que tout était faussé dès le départ, car c'était l"administration qui avait demandé l'inspection pour s'assurer que j'étais mauvais...c'était terrible, car elle était comme ma mère qui m'a martyrisé toute mon enfance et qui me détestait...elle me disait les mêmes phrases..."
Vipère au poing.

Sorti tard, j'ai besoin de m'aérer, changer d'air. Je vais dîner à la crêperie d'à côté.
Pas de chance, la salle est presque vide, mais à une table quelqu'un parle fort, sûr de lui, certain d'intéresser la salle... Vieux beau en pleine forme, il se vante, se fait mousser auprès de ses deux amis, jeune couple tiré à quatre épingles.
Le crêpier répond à mes questions : c'est en effet un notable. Il a été à son heure de gloire, il y a longtemps ambassadeur "ou quelque chose comme ça" de France au Canada.
Il ne parle que de ses succès, de ses maisons, de son entreprise, il a " suffisamment de relations pour se sentir à l'abri", a eu "à une époque 1200 militaires sous ses ordres"... Bref le monde ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui sans sa contribution... et malgré "tout ça", " vous voyez, je suis resté simple, je viens au restaurant sans cravatte" !

Je ne me souviens pas quand j'ai trouvé le temps de faire la maquette du CD Prigent/Melano, de l'envoyer à Rodolphe et de finir, tremblant, L'enterrement de François Bon, ne pouvant m'empêcher de revivre l'enterrement de mon frère Michel, il y a bientôt 10 ans à Sainte Marguerite sur Duclair.
Je ne me souviens pas quand j'ai trouvé le temps de poster deux lettres en retard,
je ne me souviens pas (à moins que cela ne soit en attendant qu'un parent vienne me voir, dans la salle 202 du collège) quand j'ai corrigé une copie d'élève de troisième qui m'a écrit que MST voulait dire Maladie Sexuellement Transgénique,
je ne me souviens pas avoir fait de photos aujourd'hui,
je ne me souviens pas avoir déjeuné ce midi.
Je ne me souviens pas de tout ce que je ne me souviens pas.

Au temps présent réel (0h19 mercredi matin) où j'écris ces lignes, Arnaud Desplechin dit sur la 2, que j'entends mais ne regarde pas, " Le cinéma ce n'est pas de l'art, c'est pour ceux qui sont mauvais à l'école ".

" L'enfer, se dit-il, c'est les traités de psychiatrie, l'enfer, c'est l'invention de la folie par les médecins, l'enfer, c'est cette stupidité médicamenteuse, cette incapacité d'aimer, cette absence d'espérance, ce bracelet japonais pour conjurer les rhumatismes de l'âme avec une gélule le soir, une ampoule buvable au petit déjeuner et l'incompréhension de l'amertume et du délire intérieurs vus de l'extérieur, et si je ne vais pas illico faire dentaire je vais devenir un fou aussi sordide et aussi peu drôle qu'eux."( Antonio Lobo Antunes, idem, page 84).